Si l’on croise quelquefois sur le marché des antiquités de belles épures de « trait », notamment de compagnons charpentiers ou menuisiers, plus rarement de tailleurs de pierre, qui, trop souvent, terminent comme simples objets de décoration suspendues à un mur, il est assez rare de rencontrer des ensembles conséquents dont l’étude permet de mieux connaître le processus de transmission des savoirs dans tel métier, dans telle société compagnonnique, à telle époque ou encore dans telle région. Ajoutons que si de tels fonds existent en relativement grand nombre au fur et à mesure que l’on avance dans la seconde moitié du XIXe siècle (on évoquera notamment les épures des charpentiers du Devoir de Liberté passés par la célèbre école de Trait de Romanèche-Thorins), ils sont non seulement plus rares auparavant mais aussi généralement plus difficiles à étudier car leurs auteurs n’ont pas toujours eu la bonne idée, du moins selon notre conception actuelle du dessin technique, de légender leurs épures en indiquant au moins leur nom, la date et la nature de l’objet représenté. Dans tous les cas, le chercheur ne peut que regretter les dislocations irrémédiables résultant de la mise en vente à l’unité de tels ensembles par des marchands (même si bien évidemment on ne saurait leur reprocher de faire leur travail), les « belles » épures (j’entends sur le plan esthétique) s’arrachant à des prix élevés, les autres étant bradées, voire, pour celles qui ne se vendent pas et qui ne sont pas obligatoirement les moins intéressantes sur le plan technique et historique, abandonnées à nouveau dans un recoin d’entrepôt ou, finalement, jetées et détruites (j’ai eu connaissance de tels cas).
Par ailleurs, les sociétés compagnonniques comme diverses archives privées (et même publiques) conservent des cartons d’épures, souvent sans vraiment le savoir, ou, en tous les cas, sans avoir précisément conscience de l’intérêt qu’elles peuvent avoir pour les historiens. Sans parler du culte du secret qui trahit le plus souvent un problème d’identité des compagnonnages contemporains plutôt que d’en offrir une expression réellement « initiatique »…
C’est donc avec une profonde émotion que j’ai récemment fait l’acquisition d’un carton à dessin comportant 121 feuilles qui, quelques-unes ayant été employées recto-verso, offrent au final 141 épures et dessins, la quasi-totalité étant du trait de charpente (deux sont des épures de coupe des pierres). Une partie seulement de ces épures est signée par « Jénois la Gaité » (traduire « Agenois la Gaieté »), Jean Jounqua (1796-1820), mais l’examen des dessins laisse à penser qu’un très grand nombre de ceux qui ne sont pas signés sont de la même main et datent des années 1815-1820. Il est toutefois possible que ce carton enferme des épures de la main d’un autre Jean Jounqua d’Agen (1813-1882), auteur d’un traité de charpente concernant les cintres et les escaliers paru en 1848. Et comme si ce n’était pas déjà assez compliqué, il existe aussi un autre Jean Jounqua, d’Agen, charpentier, né vers 1800 et décédé en 1870. Sans compter d’autres membres de la famille, également charpentiers. Une étude est en cours afin de débrouiller clairement l’arbre généalogique de cette famille.
Cet ensemble est donc particulièrement intéressant à étudier du point de vue de la transmission des savoirs. N’étant pas charpentier, il m’a semblé pertinent de partager ces éléments via un album Facebook public afin que des charpentiers passionnés par l’histoire de leur métier et par le trait, qu’ils soient ou non compagnons, puissent m’aider en participant à une rédaction collaborative et contradictoire des notices de toutes ces épures. Je les compléterai moi-même au fur et à mesure d’informations diverses, notamment les dimensions des feuilles de papier, leur nature et origine (nombre d’entre elles portent des filigranes variés), les modèles existant dans les traités de charpente de cette époque (notamment celui de Nicolas Fourneau), etc.
Je remercie par avance tous ceux qui voudront bien participer bénévolement à cette recherche. Probablement en résultera-t-il une publication, sous forme papier et/ou numérique, pour laisser trace du savoir de ces Anciens.
Ce projet s’inscrit bien évidemment en prolongement de l’étude des épures de Jean-Jacques Laurès (1815-1883), « La Tranquillité de Caux », compagnon passant tailleur de pierre, dont je compte prochainement rendre compte ici sous une forme numérique collaborative (et d’ores et déjà magnifiquement documentée grâce à Jean-Pierre Bourcier), et de trois autres ensembles d’épures rentrés dans mes collections au cours de ces dernières années, l’un provenant d’un compagnon étranger tailleur de pierre, datant de la fin des années 1850, les deux autres provenant de compagnons passants charpentiers des années 1880-1930 (Romain Lalanne et son petit-fils, ainsi que des dessins et épures d’Eugène Briquet). La question du « trait » est en effet « centrale » pour ce qui concerne la transmission des savoirs chez les compagnons, ainsi que je l’ai évoqué dans ma conférence du 9 octobre 2018 à l’invitation de l’Académie des sciences au sujet des coupoles (visible en vidéo en suivant CE LIEN).
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