Je reprends ici un article publié dans la revue Critica Masonica n° 3 (Spécial La Transmission), juin 2018.[1]

« Transmettre un métier n’est pas transmettre des techniques. Les techniques sont condamnées à mourir. Elles naissent, se développent et disparaissent, remplacées par d’autres techniques appelées elles aussi à l’oubli. Transmettre un métier consiste donc à transmettre des valeurs. La mort vient souvent chercher l’homme au comble du savoir et de l’expérience. Celui qui meurt s’en va chargé de valeurs mais ces dernières ne périssent pas ; elles vivent dans cette chaîne d’alliance faite d’anciens et de jeunes, tour à tour porteurs et passeurs d’éternité… »
La Fidélité de Lyon[2]

Si l’on en croit l’image qui en est donnée dans la littérature lui étant consacrée, les romans comme les essais, le compagnonnage apparaît comme fondé et tout entier centré sur la transmission d’un riche patrimoine traditionnel. On pourrait presque le définir par ce seul mot de transmission, en grandes lettres d’or. C’est au demeurant sous l’intitulé extrêmement précis de « Le compagnonnage, réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier » que son principe – et non les trois grands mouvements compagnonniques français s’en réclamant – a été inscrit le 16 novembre 2010 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco.

Qu’il s’agisse des savoir-faire artisanaux ou encore de ses rites initiatiques, chacun s’accorde en effet à voir en lui le conservatoire d’un « Devoir »[3] transmis fidèlement depuis une époque reculée qui remonterait pour le moins au début du Moyen Âge, ou, si l’on en croît une de ses légendes, au temps du roi Salomon, voire aux bâtisseurs des pyramides d’Égypte. Son aura de prestige est d’autant plus forte dans certains milieux – je songe tout particulièrement aux francs-maçons français[4] – que, du fait du secret qui entoure le contenu exact de cette transmission, l’on sait – en réalité l’on soupçonne, l’on imagine, l’on subodore… – que les compagnons détiennent des connaissances ésotériques qu’aurait perdues la franc-maçonnerie lors de son passage à l’état spéculatif[5].

En énumérant avec complaisance force anecdotes et belles sentences de compagnons, l’on pourrait embellir encore cette apologie du compagnonnage en tant que société traditionnelle par excellence, dont la moelle épinière serait justement la transmission, dans une fidélité absolue à l’héritage professionnel et spirituel des Anciens.

Mais la réalité compagnonnique d’hier comme d’aujourd’hui est fort éloignée de l’imagerie d’Épinal que colportent les beaux livres remplis d’images en quadrichromie et autres best-sellers romanesques. À commencer par son histoire ancienne, pour laquelle on se satisfait encore trop souvent de la réécriture permanente, sans guère d’apports nouveaux, documentaires comme analytiques, de celle esquissée par Agricol Perdiguier de 1839 à 1875. Et sans vraiment se soucier de savoir si cette vision perdiguéenne de l’histoire compagnonnique n’était pas instrumentalisée à des fins aujourd’hui caduques. À poursuivre par la description de son organisation, de ses coutumes, de ses symboles et de ses rites, où l’on cultive l’approximation et l’amalgame, notamment en direction du principal lectorat intéressé par ce sujet : les francs-maçons. Il est intéressant à souligner que cette complaisance, dont l’attrait pour tout ce qui apparaît comme vaguement ésotérique est à la fois la cause et la cible de clientèle, génère un effet pervers contribuant sans cesse à l’alimenter et à l’accentuer : englué dans son aura de mystère, le sujet apparaît aux yeux des universitaires comme étant peu digne d’intérêt ou comme faisant partie de ces terrains glissants dont il vaut mieux se tenir à l’écart si l’on tient à faire carrière.

L’étude sérieuse des compagnonnages français souffre d’un considérable déficit quantitatif, même si depuis un peu plus de deux décennies, ce retard tend heureusement à se combler grâce aux travaux d’une poignée de chercheurs, au premier rang desquels Laurent Bastard, l’érudit directeur depuis 1993 du Musée du Compagnonnage de Tours[6]. Tout récemment, dans Les Enfants de Salomon, Hugues Berton et Christelle Imbert[7] ont également apporté une pierre volumineuse à l’édifice, leur travail traitant des deux sujets sans pour autant les mélanger.

Même en tenant compte de ces quelques publications sérieuses et des rares travaux universitaires touchant à tel ou tel aspect ultra-spécialisé du sujet, ce dernier reste cependant comme abandonné aux spéculations « zozotériques » les plus échevelées, chaque nouvelle génération d’auteurs réagissant à peine superficiellement aux avancées et corrections apportées par les spécialistes, et continuant de s’appuyer de préférence sur les clichés pourvu qu’ils excitent l’imaginaire. Sans oublier les auteurs eux-mêmes compagnons, qui, convaincus que si telle ou telle affirmation figure dans un livre, elle est véridique, viennent en quelque sorte les valider en les reprenant à leur compte, « vérités » sur lesquelles ne manqueront évidemment pas de s’appuyer les auteurs ultérieurs. Et ainsi de suite jusqu’à obtenir un parfait salmigondis…

Ce dernier phénomène a particulièrement sévi durant la plus grande partie du XXe siècle. Il débute avec les spéculations romanesques d’Albert Bernet[8] et de Frédéric Brunet[9] sur les bâtisseurs de cathédrales, relayées par la revue Le Voile d’Isis et la revue Atlantis, puis connaît un formidable regain par les romans de Raoul Vergez[10] dont l’appartenance compagnonnique (c’est un truculent compagnon charpentier du Devoir de Liberté) est en quelque sorte la caution suprême. À ces romans succèdent, portés par la vague, divers ouvrages d’autres auteurs spécialisés en histoire « mystérieuse », notamment ceux de Louis Charpentier[11] où les compagnons occupent une bonne place. Cela culmine vers le milieu des années 1970 avec Henri Vincenot dont deux romans[12] mettent en scène des compagnons et mélangent talentueusement les thématiques du compagnonnage, des cathédrales, des Templiers et du nombre d’Or. À ces « bibles » s’ajoutera en 1972 le volume 4 des Cahiers de Boscodon, tout entier consacré aux tracés géométriques des bâtisseurs romans, ce qui achèvera de laisser croire au public et aux compagnons eux-mêmes que les proportions, presque exclusivement dorées, sont comme l’ADN des savoirs compagnonniques, ce que le célèbre ouvrage Le Nombre d’Or de Matila C. Ghyka avait contribué dès 1931 à répandre chez les francs-maçons…

On l’aura compris, la tonalité générale de cet article sera critique. Car il m’apparaît nécessaire de faire un tant soit peu table rase avant que de prétendre servir l’agape du partage et de la transmission.

A. – LE PROBLÈME DES SOURCES

1. – Les lacunes documentaires.

Le problème fondamental est celui de l’insuffisance des sources documentaires.

Dans l’état actuel des connaissances, l’existence des compagnons n’est attestée, en France, qu’à partir du début du XVe siècle. Ainsi, en 1420 une ordonnance de Charles VI contre les cordonniers de Troyes rapporte que « plusieurs compaignons et ouvriers du dit mestier, de plusieurs langues et nations, alloient et venoient de ville en ville ouvrer pour apprendre, congnoistre, veoir et savoir les uns des autres. » Nous avons là une des caractéristiques majeures du phénomène compagnonnique : le voyage de ville en ville pour travailler, perfectionner son savoir professionnel et se soutenir les uns les autres. Mais cette attestation assez précise reste isolée.

Un siècle plus tard, en 1539, par l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, François Ier dit au préalable réitérer les interdictions de plusieurs de ses prédécesseurs : « Que suivant nos anciennes ordonnances et arrêts de nos Cours souveraines, seront abattues, interdites et défendues toutes confréries de gens de métier et artisans par tout le royaume. […] Il est fait pareillement défense à tous compagnons et ouvriers de s’assembler en corps sous prétexte de confréries ou autrement, de cabaler entre eux pour se placer les uns les autres chez les maistres ou pour en sortir, ni d’empêcher de quelque manière que ce soit lesdits maistres de choisir eux-mêmes leurs ouvriers soit français soit étrangers. » Les données sont assez explicites pour penser qu’il s’agit de compagnonnages. Mais là encore, c’est une indication finalement isolée.

En 1540, un procès-verbal judiciaire recueille le témoignage d’un compagnon cordonnier natif de Tours qui reconnaît avoir mangé chez une femme nommée « la mère » à Dijon, et avoir voyagé pendant quatre ans à travers la France.

Mais du fait que ces témoignages restent assez peu nombreux, il convient peut-être de rester prudent quant à leur exacte portée pour ce qui concerne la naissance des compagnonnages modernes. Ces compagnons appartiennent-ils à des organisations déjà structurées ou bien le pouvoir agite-t-il le spectre de la coalition pour tuer dans l’œuf toute initiative en ce sens ? Des vocables qui sont pour nous spécifiques, telle la « mère », sont-ils d’origine compagnonnique ou bien témoignent-ils plus simplement d’un vocabulaire et d’usages que les compagnons auront empruntés et conservés plus longtemps, au point que l’on pense qu’ils en sont les créateurs ? L’insuffisance quantitative des témoignages oblige à mon avis à la prudence. Ainsi, le terme de « mère » est-il employé dans la langue populaire plus largement que dans les seuls compagnonnages jusqu’au début du XXe siècle pour désigner tout simplement une aubergiste. La mère Michel a, quant à elle, depuis fort longtemps perdu son chat…

Il existe cependant des indices permettant de faire l’hypothèse qu’existent des compagnons tailleurs de pierre au moins dès le début du XIIIsiècle[13], ce qui apparaît d’autant plus probable et crédible qu’un compagnonnage est attesté pour ce métier en Allemagne à peu près à la même époque, celui-ci se confondant avec les loges des grandes cathédrales gothiques[14]. Mais, encore une fois, ces indices sont isolés et quasiment cinq siècles les séparent de nouvelles attestations.

Si nous manquons de sources documentaires pour étudier l’origine des compagnonnages en France, nous en manquons presque tout autant pour étudier leur évolution du XVe jusqu’au XVIIIe siècle, tout spécialement pour ce qui concerne leur vie interne (fonctionnement comme aspects rituels). Les documents que nous possédons pour le XVIIe, période où les attestations se multiplient, sont en réalité essentiellement des sources judiciaires qui ne nous éclairent que partiellement et, du fait même de leur nature, très partialement[15]. Qui plus est, ces maigres sources documentaires trop discontinues dans le temps sont également très hétérogènes sur le plan des métiers concernés : si les professions de fabrique ou d’atelier comme les chapeliers, les tanneurs ou encore les menuisiers – professions où la concentration d’ouvriers engendre facilement des troubles – ont laissé un assez grand nombre de traces dans les archives judiciaires, il n’en va pas de même pour les professions de chantier, comme les charpentiers et les tailleurs de pierre, qui semblent du coup avoir été moins remuantes.

Dans tous les cas, la naissance des compagnonnages résulte nécessairement d’une genèse longue et complexe dont nous ignorons les étapes. Cette genèse n’est donc pas nécessairement continue et cohérente, et, surtout, ne résulte probablement pas d’une seule souche primitive.

2. – Des idées reçues et des questions non formulées.

Malgré tout, la recherche compagnonnique a fait depuis une vingtaine d’années des progrès sensibles. Des découvertes documentaires importantes[16] ont conduit à cerner des aspects méthodologiques jusqu’alors négligés. Du fait de l’effondrement de plusieurs idées reçues particulièrement stérilisantes, on peut espérer des progrès significatifs dans les prochaines décennies.

Hormis la nécessité de mettre à jour davantage de sources documentaires internes, surtout pour les périodes antérieures au XVIIIe siècle, la question centrale reste de définir clairement ce en quoi consiste un compagnonnage.

En effet, s’il est indéniable que toute organisation compagnonnique repose, entre autres aspects[17], sur la transmission d’un patrimoine traditionnel, il n’en demeure pas moins que l’on ne saurait se satisfaire des termes de « tradition » et de « transmission », trop vagues en eux-mêmes, pour y voir ce qui caractériserait fondamentalement cette organisation et la distinguerait par conséquent des autres formes d’associations professionnelles : communautés (ou corporations, selon le vocabulaire tardif du XVIIIe siècle) et confréries de métiers. L’une et l’autre de ces formes sont elles aussi ancrées dans une longue tradition.

La véritable question est donc plutôt de savoir ce qui appartient en propre à la forme compagnonnique et, corrélativement, quelles en sont les modalités particulières de transmission faisant que ni la corporation ni la confrérie ne sauraient a priori se substituer à elle.

Certains ne manqueront pas de m’objecter immédiatement que la réponse à cette question est pourtant évidente : le compagnonnage est une organisation initiatique, alors que les corporations et confréries de métiers ne l’étaient pas. Mais je réitérerai là mon avertissement : que savons-nous au juste du compagnonnage ? Sommes-nous bien certains que cette dimension peu ou prou initiatique était déjà présente plusieurs siècles auparavant ? Et qu’elle n’a pas profondément varié ? Ou encore, qu’elle est proprement « initiatique » ? (Voilà encore un terme qui n’est pas si clair qu’il peut le sembler à première vue.) Sans compter, au titre des multiples questions connexes, le fait qu’il n’est aucunement à exclure que certaines corporations et confréries de métiers puissent elles aussi avoir possédé semblable dimension initiatique, ce qui rendrait la distinction sans objet ou, du moins, à réviser dans ses termes…

3. – Deux postulats majeurs à réviser.

Les découvertes documentaires relatives aux compagnons passants tailleurs de pierre ont tout particulièrement mis en lumière le fait que non seulement leurs traditions n’étaient pas si figées que ce que l’on croyait, mais aussi que la frontière entre société compagnonnique, communauté et confrérie de métier n’était pas aussi tranchée que ce que laissait à croire le postulat formulé par le père-fondateur de l’historiographie compagnonnique moderne, Roger Lecotté : « le compagnonnage, à l’origine, n’est rien d’autre [c’est moi qui souligne] qu’une réaction ouvrière contre les toutes puissantes corporations de jadis qui ne réservaient qu’aux seuls fils ou alliés de maîtres l’accession à la maîtrise.[18] » En l’occurrence, dans le cas des tailleurs de pierre, les sources documentaires ne mettent non seulement rien de tel en évidence, mais elles démontrent aussi l’existence de relations étroites et le plus souvent harmonieuses[19].

À cette formulation lapidaire qui semble n’appeler aucune contestation et qui fonde le phénomène compagnonnique exclusivement dans la revendication ouvrière, il n’est sans doute pas inutile de confronter la célèbre note de René Guénon dans ses Aperçus sur l’initiation : « […] c’est un fait que, de toutes les organisations à prétentions initiatiques qui sont actuellement répandues dans le monde occidental, il n’en est que deux qui, si déchues qu’elles soient l’une et l’autre par suite de l’ignorance et de l’incompréhension de l’immense majorité de leurs membres, peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle ; ces deux organisations, qui d’ailleurs, à vrai dire, n’en furent primitivement qu’une seule, bien qu’à branches multiples, sont le compagnonnage et la Maçonnerie. » (p. 41, n. 1) Cette note appellerait de nombreuses critiques, notamment quant aux perspectives historiques qu’elle esquisse tout en les esquivant[20] ; je n’en retiendrai ici que le fait que conformément à la perspective générale de Guénon, elle met l’accent uniquement sur la dimension initiatique du compagnonnage, sujet particulier sur lequel, pourtant, son œuvre ne comporte finalement guère de précisions[21].

Avec ces deux citations, nous voici parvenus à une sorte de nœud gordien. Il vient s’y mêler jusqu’à se confondre des directions de recherche différentes, des postulats tour à tour convergents et divergents, ou, dans tous les cas, des idées dont on n’a pas pris suffisamment soin d’analyser dans quelle mesure elles étaient cohérentes entre elles et fondées sur de réels acquis documentaires ou simplement reçues. À ma gauche, les tenants d’une vision « ouvriériste » du compagnonnage ; à ma droite, ceux d’une vision « traditionnelle » (au sens où Guénon l’entend comme à un sens plus général). Et au milieu ? (J’entends là autre chose qu’un lieu indécis.) Au milieu ? Rien ! C’est comme si le compagnonnage n’avait d’autres choix que d’avoir été (et d’être aujourd’hui encore) soit un mouvement pré-syndicaliste – où les rites et symboles n’auraient finalement pour fonction que de souder le groupe social, de le protéger de l’hostilité patronale et cléricale –, soit un cénacle d’initiés…

Certes, je caricature. Mais le fossé entre ces deux conceptions est bien réel. Et dans les deux cas, il témoigne d’une vision fragmentaire de l’univers compagnonnique, fragmentaire parce qu’extérieure et, surtout, trop idéalisée.

Je pense avoir suffisamment bien souligné, dans le principe, combien il est nécessaire de réhabiliter l’histoire, la recherche documentaire et la méthodologie. Examinons quelques points concrets qui nous permettront d’aborder ensuite de manière plus constructive la question de la tradition et de la transmission dans les compagnonnages.

B. – DE QUELQUES IDÉES REÇUES

1. – Un singulier phénomène, mais un phénomène pluriel.

Je viens d’employer un pluriel, les compagnonnages, au lieu du singulier usuel, le compagnonnage. C’est là un point capital : si l’on peut légitimement employer le singulier pour traiter du phénomène compagnonnique en général, le pluriel s’impose dès lors que l’on entend s’occuper de ses expressions et de ses modalités particulières.

Le terme même de « compagnonnage » pour désigner globalement ce type d’organisation n’apparaît en effet comme tel qu’à partir des années 1840. Auparavant, elles employaient le terme de « Devoir ». Et encore celui-ci servait-il moins à les désigner formellement en tant que formes associatives qu’à exprimer le fait que leurs membres adhéraient à un code de conduite ainsi dénommé, quand bien même d’ailleurs d’autres sociétés se désignaient comme « non du Devoir » (ou, plus tardivement, « de Liberté » ou « du Devoir de Liberté »), ce qui revenait cependant au même sur le fond car il s’agit bel et bien dans tous les cas d’une règle à suivre.

Depuis plusieurs siècles et jusqu’aujourd’hui encore (du moins pour partie), le paysage compagnonnique français se compose en réalité d’autant d’associations nettement distinctes qu’il est de professions pratiquées, voire, pour quelques-unes d’entre elles, de familles « rituelles » (c’est-à-dire de groupes se rattachant à tel ou tel des fondateurs légendaires). Entre le dernier quart du XIXe siècle et le milieu du XXe, ces sociétés ont été amenées pour diverses raisons à se fédérer ou même à fusionner.

Aujourd’hui, bien qu’il existe quelques petites sociétés farouchement indépendantes, trois grandes organisations nationales composent l’essentiel du paysage ; leurs structurations internes nous éclairent bien sur la complexité réelle de l’univers compagnonnique :

– Ainsi, malgré une apparence extrêmement monolithique, l’Association ouvrière des compagnons du Devoir et du Tour de France, fondée comme telle en 1941, est-elle restée longtemps, jusqu’à l’aube du XXIe siècle pour partie (et jusqu’à maintenant encore dans certains cas), une fédération d’associations de métiers qui, par ailleurs, sont souvent elles-mêmes composées d’autant d’associations distinctes que de villes où la société du métier possède un siège. Théoriquement, chacune des sociétés de métiers gère selon ses propres traditions le cheminement de ses membres. Sur le plan qui nous occupe ici, cela signifie que l’essentiel des rites de réception des compagnons passants tailleurs de pierre n’est connu que d’eux seuls et qu’ils sont différents de ceux des compagnons passants charpentiers, par exemple. Il est cependant un certain nombre de coutumes et de symboles communs à tous les corps, notamment pour l’état préliminaire d’aspirant, de sorte que tous se reconnaissent comme appartenant à la grande famille des compagnons du Devoir.

– De son côté, la Fédération compagnonnique des Métiers du Bâtiment et autres activités, fondée en 1952, est, elle aussi, une fédération d’associations distinctes qui sont elles-mêmes composées de sections locales. Là encore, les rites de réception sont propres à chacun des métiers représentés, conformément à ce qui était l’usage depuis au moins le XVIIe siècle. C’est à mon sens le groupement le plus « traditionnel ».

– Enfin, l’Union compagnonnique des compagnons des Devoirs unis, fondée en 1889, présente pour sa part la particularité d’avoir dès son origine effacé toute distinction entre métiers et rites. Cependant, détail peu connu qui illustre la complexité du sujet, cette unité rituelle ne concerne en fait que les degrés d’aspirant et de compagnon reçu : les compagnons finis[22], peu nombreux, reçoivent l’instruction rituelle que délivrait leur société de métier (ou celle qui a « accepté » leur profession) avant son adhésion à l’U.C. Par ailleurs, c’est trahir un secret de Polichinelle que de souligner le fait que les rites de l’Union Compagnonnique sont à peu près similaires de ceux qui étaient pratiqués par le Grand Orient de France à la fin du XIXe siècle[23]. Soucieux d’en finir avec les querelles entre rites et sociétés, c’est dans ce patrimoine « traditionnel » que les fondateurs de l’U.C., qui étaient par ailleurs presque tous francs-maçons, sont en effet allés puiser matière à unifier. La chose est d’autant moins paradoxale que tout au long du XIXe siècle, de nombreuses sociétés compagnonniques avaient déjà largement puisé dans le patrimoine maçonnique pour enrichir leurs rites et légendes – c’est là un point essentiel qui ne peut être développé ici mais dont il convient de tenir compte pour correctement appréhender la source principale de l’erreur fondant la théorie du « tronc commun » entre franc-maçonnerie et compagnonnage, c’est-à-dire les ressemblances formelles entre les deux types d’organisation.[24]

2. – L’influence négative du premier historien du compagnonnage[25].

La volonté d’unification animant les fondateurs de l’U.C. prenait son origine dans l’œuvre d’Agricol Perdiguier, dit Avignonnais-la-Vertu, compagnon menuisier du Devoir de Liberté (1805-1875). Ayant accompli son tour de France entre 1824 et 1828, Perdiguier avait été profondément marqué par les luttes souvent mortelles qui opposaient alors fréquemment les membres de sociétés compagnonniques ennemies. Il décida de consacrer sa vie à prêcher la réconciliation des compagnons. En 1839, il publie Le Livre du compagnonnage, première publication exclusivement consacrée à ce sujet (c’est elle, au demeurant, qui propulsera l’emploi de compagnonnage au singulier). Sont décrites dans cet ouvrage une grande partie des sociétés compagnonniques de l’époque et quelques-unes de leurs traditions. Mais Perdiguier n’entend pas faire œuvre d’historien ou de folkloriste : ses descriptions ont pour but de faire ressortir les faiblesses du monde compagnonnique afin de le réformer. À ce titre, il pointe du doigt l’absurdité de certaines légendes, rites et coutumes. Son idéalisme l’entraîne à émettre le postulat chrétien-démocrate que tous les compagnons (et ouvriers) sont frères, que toutes les sociétés compagnonniques proviennent d’une seule souche primitive, que leurs divisions résultent de la religion, du patronat, etc.

Il s’agit donc de toute évidence d’une histoire instrumentalisée. Pour répondre à son objectif, c’est-à-dire la pacification des compagnonnages, elle gomme les divergences pour accentuer les ressemblances. Qui plus est, ses descriptions ne sont pas toujours aussi exactes qu’il y paraît à première lecture : quoi qu’il en soit de son idéal d’union, Perdiguier reste l’homme d’une société compagnonnique particulière, la sienne, et, comme tel, il n’a pas accès direct au patrimoine traditionnel des autres sociétés, notamment celles du Devoir, farouchement hostiles aux sociétés du Devoir de Liberté. Certes, des compagnons du Devoir eux-mêmes sensibles à ses idées généreuses lui communiquent quelques informations, mais ils ne sauraient trahir trop avant le serment prêté lors de leur réception et divulguer, quand bien même ils en connaîtraient personnellement tous les détails, l’ensemble de leurs traditions.

Si Le Livre du compagnonnage et Les mémoires d’un Compagnon de Perdiguier demeurent aujourd’hui encore de précieux témoignages, quelquefois irremplaçables faute d’autres informations sur tel ou tel point, cette source majeure nécessite donc un recul critique. Et ce recul doit être d’autant plus grand que, fondatrice de l’historiographie compagnonnique et par ailleurs pleine de charme, cette œuvre a considérablement marqué les publications ultérieures, qui n’en sont bien souvent qu’un pâle décalque, négligeant de la compléter et de la corriger par le recours à d’autres sources, surtout lorsque ces dernières ne semblaient pas s’inscrire dans la grille de lecture idéalisée.

3. – Un exemple d’instabilité : la légende de Maître Jacques.

Quoi qu’il en soit des détails, les compagnonnages de l’époque de Perdiguier apparaissent plus nettement encore que ceux d’aujourd’hui comme marqués par le pluriel. Un exemple très net de cette diversité – et, par conséquent, de l’instabilité de ce soi-disant patrimoine « traditionnel » – nous est fourni par le légendaire du principal fondateur revendiqué par les sociétés du Devoir : Maître Jacques.

Frontispice d’une édition de la Règle des cinq ordres d’architecture de Vignole, Paris, vers 1630. Coll. de l’auteur.
« Maître Jaques Barozzio de Vignole », spécialiste ès-colonnes, pourrait avoir servi de modèle à une partie du portrait composite du Maître Jacques des compagnons. 

Si la plus connue de ces légendes (parce que c’est celle qu’a publiée en premier Perdiguier dans son livre en 1839) décrit Maître Jacques comme ayant été un habile tailleur de pierre et architecte du temps de Salomon, allant travailler à Jérusalem pour la construction du temple, assassiné à son retour dans le massif de la Sainte-Baume en Provence, il en est deux autres qui le présentent, l’une comme ayant été l’appareilleur des tours de la cathédrale d’Orléans, en 1401 (sans que l’on parle de sa mort), l’autre comme ayant été en réalité Jacques de Molay, dernier Grand Maître de l’Ordre du Temple, brûlé vif en 1314. Il existe aussi quelques variantes[26].

Si l’incohérence peut être considérée, d’un certain point de vue, comme caractéristique des légendes, il n’en demeure pas moins que de tels écarts sont gênants vis-à-vis de la théorie de l’origine commune. D’autant que lors de la parution du livre de Perdiguier, les tailleurs de pierre passants, pourtant premiers « enfants » de ce Maître Jacques, ignoraient semble-t-il tout de l’assassinat de leur fondateur à la Sainte-Baume ! De fait, ils ne fréquentaient guère ce pèlerinage qui est pourtant souvent présenté comme celui de tous les compagnons[27]. Mais, à mesure que l’œuvre de Perdiguier pénétrait l’ensemble des milieux compagnonniques et alors même qu’ils n’avaient pour elle que mépris, les tailleurs de pierre se mirent eux aussi à aller à la Sainte-Baume ! Aujourd’hui, bien que les légendes soient à peu près prises pour ce qu’elles sont quant à leur « historicité », aucun compagnon ne songerait à retrancher cette version du patrimoine « traditionnel ».

4. – D’autres exemples d’instabilité du patrimoine « traditionnel ».

On mesure là combien la tradition compagnonnique est extrêmement perméable aux influences. Bien d’autres exemples confirment le fait.

Ainsi du vocabulaire. Par exemple, « cayenne » – nom donné au siège compagnonnique rituel – appartenaient en propre il y a à peine plus d’un siècle aux compagnons charpentiers et aux corps se rattachant aux « enfants du Père Soubise » (notamment plâtriers et couvreurs) ; il est aujourd’hui employé par presque tous les corps au détriment de « chambre » qui était pourtant l’appellation réellement traditionnelle depuis au moins le milieu du XVIIe siècle. À côtoyer régulièrement des compagnons de diverses sociétés, on sent très bien combien le côté quelque peu « apache » et ronflant du mot cayenne est pour eux plus excitant que celui de chambre, au demeurant quelquefois prétexte à des plaisanteries douteuses.

Ainsi de certaines coutumes. Par exemple, jusqu’au milieu du XIXe siècle – voire jusque dans les premières décennies du XXe pour certains cas, la « mère » des compagnons n’était jamais que l’aubergiste chez laquelle telle ou telle société compagnonnique prenait pension, n’hésitant pas à en changer lorsque la soupe était moins bonne, l’addition trop salée ou le sourire à l’envers ; aujourd’hui, elle est devenue une sorte de Sainte Vierge compagnonnique, auréolée de sacralité et entourée de respect[28].

Gravure éditée vers 1620 à Paris par Nicolas de Mathonière, appartenant à sa série “La passion, mort et résurrection de nostre Seigneur Jésuchrist”. Coll. de l’auteur.
On oublie trop souvent que les initiations compagnonniques et maçonniques empruntent un grand nombre d’éléments à un modèle bien connu, celui de la Passion du Christ : après avoir été interrogé, le récipiendaire, mi-nu, mi-vêtu, ligaturé, chahuté, va être amené sur le lieu où il renaîtra à une vie nouvelle…

5. – La transmission professionnelle n’est pas la vocation du compagnonnage.

Une autre dimension importante de la transmission dans les compagnonnages reste bien évidemment à envisager, celle du métier. On serait en effet tenté de croire que, d’un certain point de vue, la vocation même des compagnonnages est d’assurer la transmission du savoir-faire artisanal. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire du fait des missions de formation professionnelle qui sont déléguées de plus en plus souvent aux centres d’apprentissage gérés par les associations compagnonniques. Là encore, même si les compagnons préfèrent présenter le compagnonnage comme une voie de perfectionnement professionnel plutôt que comme une voie de formation (ce qui est pourtant devenu l’activité principale de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir), il existe un décalage avec la réalité des siècles passés.

Autrefois et jusque tard durant les années 1970, pour entrer dans une société compagnonnique, il fallait au préalable posséder la connaissance de son métier[32], c’est-à-dire être capable d’en vivre honnêtement. Cela se traduit encore par la nécessité de posséder a minima son CAP. Si le fait d’effectuer son tour de France permettait d’acquérir un savoir-faire plus élaboré, ce n’était là qu’une de ses heureuses conséquences, mais clairement pas le but que proposaient les sociétés sous l’Ancien Régime. Ce n’est d’ailleurs que durant la seconde moitié du XIXe siècle que diverses sociétés créeront des cours du soir pour perfectionner les connaissances de leurs membres en matière de « trait », cette fameuse méthode de dessin s’apparentant à la géométrie projective qui contribue fortement à en faire des artisans hors du commun.

En fait, l’examen attentif des sources montre que la vocation des sociétés compagnonniques sous l’Ancien Régime était essentiellement pour ne pas dire exclusivement d’ordre solidaritaire. L’ouvrier qui était contraint de voyager pour subsister ou qui avait envie de le faire, tant par désir de se perfectionner dans son art que par esprit d’aventure, avait besoin de telles structures fraternelles pour pouvoir voyager dans les meilleures conditions possible. C’est d’ailleurs pour la même raison que certains d’entre eux entraient dans des loges maçonniques, avant ou durant leur Tour de France, un peu à la manière d’une adhésion à une surmutuelle aujourd’hui : être compagnon et franc-maçon, c’était s’assurer de (presque) toujours trouver un secours fraternel sur le dur chemin du trimard, y compris dans les lieux où sa société compagnonnique ne possédait pas de siège[33].

La lecture des plus anciens règlements actuellement connus des compagnons passants tailleurs de pierre (début XVIIIe) est à cet égard édifiante : les premiers articles décrivent l’arrivée d’un compagnon dans la ville, le comportement qu’il doit observer afin de bénéficier de l’assistance fraternelle sous la forme du « roule »[34]. Il s’agit durant vingt-quatre heures de lui offrir à boire et à manger, de lui trouver si possible une embauche, un logement correct, etc. À défaut d’embauche, il lui donne un pécule pour se rendre jusqu’à la prochaine ville où il peut espérer en trouver une. Ce n’est que plus loin dans les règlements que se trouvent les articles relatifs aux modalités de la réception dans la société. Cette assistance fraternelle constitue même à proprement dire le fondement primitif du Devoir, sous l’angle de ce qui est « dû » aux membres en règle[35].

On notera aussi à ce propos que l’entrée dans cette société compagnonnique n’était alors pas soumise à une longue attente probatoire que l’on a beau jeu aujourd’hui de qualifier d’initiatique. Si le tailleur de pierre était compétent dans sa profession (ce qu’il démontrait non par son savoir-faire pratique, au demeurant indispensable à sa survie, mais par ses connaissances en matière de dessin d’architecture et de stéréotomie, et sa curiosité pour ainsi dire conceptuelle), s’il était catholique et de bonnes mœurs, s’il n’était pas endetté et possédait un bel habit afin de donner de lui et du compagnonnage une bonne image, il était reçu compagnon dans les meilleurs délais (en général dans le cours du mois suivant). Pas de chef-d’œuvre ! Pas de Tour de France ! C’est précisément parce qu’il était capable de vivre de son métier qu’il était admis à « voyager la France » en faisant honneur à sa société et en n’étant pas une charge pour elle.

L’appartenance à la société compagnonnique ne durait que le temps où l’artisan souhaitait voyager ; à son terme, il « remerciait » la société et n’avait plus guère de rapports avec elle, sauf éventuellement lors de la fête patronale de l’Ascension[36].

Globalement, les sociétés compagnonniques d’autrefois étaient des sociétés de jeunes hommes et les anciens compagnons n’y avaient pas droit de regard. Ce qui permet de comprendre leur formidable capacité à réécrire en permanence leurs « traditions » car il n’existait pas véritablement de « collège des rites ». Ce n’est que dans le courant du XIXe siècle, suite aux publications de Perdiguier et à la transformation des sociétés compagnonniques en sociétés de secours mutuels, dont les anciens compagnons retirés devenaient les piliers, que l’on assiste à une fixation des légendes et des usages.

6. – La transmission professionnelle

Au demeurant, dès avant la fin du XVIIIe siècle, la transmission des savoirs professionnels occupe au sein des compagnonnages de tailleur de pierre une place de plus en plus importante, notamment pour ce qui concerne les savoirs théoriques comme l’architecture, l’art des jardins, l’arpentage ou encore la gnomonique[37]. Les compagnons passants profitent de leur séjour dans les grandes villes où existent des cours de trait pour la coupe des pierres, généralement donnés le soir dans des écoles gratuites à destination des ouvriers, ou encore par d’anciens compagnons qui gagnent ainsi quelque argent alors qu’âgés, ils ne sont plus guère en mesure physiquement d’assurer le dur métier de tailleur de pierre.

Détail du frontispice du Rôle des Compagnons Passants tailleurs de pierre d’Avignon en date du 1er janvier 1782. Archives départementales de Vaucluse, cliché J.-M. Mathonière. 
Cette vaste représentation met en scène les savoirs cultivés par les compagnons tailleurs de pierre d’antan : aux côtés de la taille de pierre et de la stéréotomie, on y voit également évoqués l’architecture dans son ensemble, les mathématiques, l’astronomie et la gnomonique, l’arpentage et l’art des jardins.

On conserve des témoignages intéressants de cette émulation, telle l’incessante quête du savoir de Joseph Teulère (1750-1824), qui, orphelin de père à l’âge de dix ans, débute son parcours comme compagnon passant tailleur de pierre, suit des cours du soir à l’Académie d’architecture de Paris, obtient en 1776 un poste d’ingénieur maritime à Bordeaux, surélève le phare de Cordouan, entretient des contacts avec Gaspard Monge, devient ingénieur-constructeur de la Marine, est nommé en 1800 directeur des travaux maritimes à Rochefort et adresse alors à un négociant de son village natal, Montagnac (Lot-et-Garonne), un courrier où il raconte son parcours pour inciter les jeunes gens de ne cesser de s’instruire[38]. Ou encore l’importante production de traités théoriques et pratiques relatifs à la construction (charpente, taille de pierre, stabilité des édifices, géométrie descriptive, dessin) de Jean-Paul Douliot (1788-1834), dit « La Pensée d’Avignon », compagnon passant tailleur de pierre, architecte et professeur d’architecture à l’École royale gratuite de dessin de Paris[39]. Démon de la transmission quand tu nous tiens…

C. – EN GUISE DE CONCLUSION

Après avoir ainsi mis à mal quelques-unes des idées reçues quant à la transmission compagnonnique, examinons pour conclure quelques points plus positifs. Il s’agit davantage d’esquisser quelques perspectives de recherche et de réflexion que d’établir une liste, même succincte, de ce en quoi consistent réellement la transmission compagnonnique et son patrimoine soi-disant « traditionnel ».

Tout d’abord, même si nous avons vu que ce dernier n’est pas figé et qu’il est en permanente réécriture, notamment via des pollutions maçonnique ou romanesques, il n’en demeure pas moins que non seulement il existe, mais aussi qu’il joue un rôle central : c’est par une cérémonie secrète initiant à ce patrimoine que l’on entre dans la communauté et non par une simple inscription administrative. De même, toutes les circonstances de la vie compagnonnique s’accompagnent de cérémonies, en partie publiques (par exemple la conduite du compagnon partant), en partie réservées aux seuls membres.

Il est d’ailleurs intéressant à noter que, moins soumises aux tentations « théâtralisantes » qu’entraîne aisément la réception (l’initiation) et les mystères qui l’entourent, ce sont souvent ces autres cérémonies qui ont le mieux conservé ce qui appartient aux traditions primitives.

De même, les chansons de compagnons[40] véhiculent-elles des données symboliques et rituelles qu’on serait bien en peine de trouver par ailleurs[41] ou qui viennent éclairer d’un autre jour celles que l’on croyait avoir totalement comprises. Les surnoms sont eux aussi très révélateurs, notamment chez les tailleurs de pierre où ils forment une liste édifiante de vertus.

L’iconographie n’est pas en reste. Si celle du XIXe siècle, d’une abondance variable selon les métiers et les sociétés, trahit une nouvelle fois la forte influence maçonnique, celle du XVIIIe, bien moins abondante, est sensiblement plus intéressante. Ainsi, l’analyse des variantes locales du blason des compagnons passants tailleurs de pierre ouvre de riches perspectives, tant en ce qui concerne leur « préhistoire » (leur histoire positive ne débute en effet que vers 1720 !) qu’en ce qui concerne, précisément, la dimension la plus fascinante de leur patrimoine traditionnel : j’entends parler ici de la géométrie ou « trait ». Sans développer ici davantage[42], on soulignera que ce blason, composé de l’entrecroisement du compas, de la règle et de l’équerre, enserrés par un serpent au milieu d’un encadrement de palmes, ne comporte aucun outil du métier de tailleur de pierre, mais seulement des instruments de la géométrie. Ainsi que nous l’avait déjà suggérée la preuve de capacité professionnelle demandée à l’aspirant en lieu et place de « chef-d’œuvre », l’accent est donc mis, dans la plus belle représentation que la société donne d’elle-même, sur la capacité conceptuelle – « spéculative » serais-je tenté de dire malicieusement – et non sur l’aspect manuel. (Mais c’est là que l’approche maçonnique commet un contresens majeur dans la manière dont elle appréhende ce qu’est la tradition initiatique des « opératifs ».)

Je n’ai ici survolé que les traditions compagnonniques françaises ; il conviendrait d’étendre l’examen aux compagnonnages étrangers, notamment germaniques, eux aussi riches de traditions et de différences[43]. Il est au demeurant possible que tout ou partie des compagnonnages possède des liens de parenté à l’échelle européenne, sans qu’il soit nécessaire de réduire cette question à l’hypothèse par trop simpliste d’un « tronc commun »[44]. Car en conservant l’analogie de l’arbre, en l’occurrence généalogique, s’il existe peut-être – dans un « au commencement » situé on ne sait où dans le temps et dans l’espace – un père et une mère communs à tous les compagnonnages européens, il convient de ne pas négliger le fait qu’à chaque « génération », leur descendance s’est alliée à celle d’autres arbres, s’enrichissant ou s’appauvrissant selon les cas… C’est à une forêt que l’on fait face en réalité, non à un arbre isolé qui la cacherait. Traquer dans leurs représentants actuels les « signatures ADN » qui permettraient de restituer les véritables parentés est une nécessité pour l’historien, mais c’est, dans l’état actuel de nos ressources documentaires et de nos connaissances, une quête extrêmement difficile et, au demeurant, quelque peu illusoire puisqu’on ne peut raisonnablement espérer que toutes les lacunes documentaires seront un jour comblées.

En fait, au-delà des coutumes, des légendes, des rites, des savoir-faire, etc., au-delà aussi des différences de métiers et d’origines historiques et géographiques, ce que tous les compagnons se transmettent surtout, comme le souligne la citation reproduite en tête de cet article, c’est un état d’esprit et des valeurs où la nécessité de la pratique d’un métier – la malédiction biblique : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ! » – se transforme en véritable voie d’épanouissement personnel et spirituel. « Travail et Honneur », telle était la belle devise des compagnons passants tailleurs de pierre d’Avignon. Et cela, cette quête de l’homme en direction de sa propre perfectibilité au travers de la transformation des matériaux dont il dispose, c’est probablement l’essence même de la tradition compagnonnique, finalement une sous de multiples expressions.

Jean-Michel Mathonière


[1].       Cet article reprend, en y apportant des modifications et compléments, un article intitulé « La tradition et sa transmission dans les compagnonnages », publié dans le n° 69-70 (juillet-décembre 2003) de la revue Connaissance des religion, p. 173-190. J’y ai notamment inséré de nombreux renvois à mes publications réalisées ces dernières années, l’ensemble permettant de mieux percevoir l’unité de ma démarche, qu’il s’agisse de travaux académiques ou non. Cet article sera par ailleurs complété par la parution, à venir, dans les Actes du 143e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, qui se tiendra en avril 2018 à Paris, dont le thème général est La transmission des savoirs, de ma communication intulée « La transmission des savoirs chez les compagnons tailleurs de pierre à la fin de l’Ancien Régime ».

 [2].      Émile Peyrache, dit « La Fidélité de Lyon », compagnon passant tailleur de pierre du Devoir, a rejoint à son tour l’éternité durant l’été 2003. L’article publié dans Connaissance des religions en 2003 lui était dédié. Je dédierai cette nouvelle mouture à la mémoire de mon ami et frère Ludovic Marcos, dont j’ai appris le décès brutal lors d’une conférence au Grand Orient de France à Marseille, le 9 février 2018, au moment-même où je terminais la rédaction de ce travail. Mourir en transmettant son savoir…

[3].       C’est là le nom qui est usuellement donné par les compagnons tout à la fois à la société compagnonnique, à son code de conduite et à son patrimoine de traditions, et tout particulièrement à l’un de ses rites.

[4].       L’intérêt, quelque peu obsessionnel, des francs-maçons pour le compagnonnage pour ce qui est des racines opératives de la Maçonnerie est une particularité essentiellement française, la majorité des autres pays du monde ne connaissant pas d’organisations équivalentes sur leur territoire, si ce n’est dans l’aire de l’ancien Saint Empire romain germanique où les mouvements compagnonniques restent très actifs.

[5].       Pour quelques points de repère concernant la dichotomie opératif/spéculatif, cf. J.-M. Mathonière, « Franc-maçonnerie opérative et spéculative », in La franc-maçonnerie, sous la direction de Pierre Mollier, Sylvie Bourrel et Laurent Portes, BnF Éditions, Paris, 2016, p. 29-33. Voir aussi, pour ce qui concerne le substrat opératif qu’offre la culture architecturale des XVIe et XVIIe siècles, Jean-Michel Mathonière, La règle et le compas ; ou de quelques sources opératives de la tradition maçonnique. Catalogue de l’exposition éponyme (21 mars-12 octobre 2012), Musée de la Franc-maçonnerie, Paris, 2013. 52 p. (2e édition 2017).

[6].       Issu de quatre générations de Compagnons tanneurs-corroyeurs du Devoir, né en 1955, Laurent Bastard s’intéresse à l’histoire du Compagnonnage depuis une trentaine d’années. En 1995, il a été commissaire-adjoint de l’exposition « Le Compagnonnage, chemin de l’excellence », présentée à Paris au Musée National des Arts et Traditions populaires. L’année suivante, en collaboration avec Jean-Michel Mathonière, il a publié Travail et Honneur, Les Compagnons Passants tailleurs de pierre en Avignon aux XVIIIe et XIXe siècles (La Nef de Salomon), analyse d’archives avignonnaises inédites, puis, en 2000, Compagnons au fil de la Loire ; histoires et légendes d’hommes de caractère, aux éditions Jean-Cyrille Godefroy, en 2008, Chefs-d’œuvre de compagnons, aux éditions De Borée, en 2010 Images des compagnons du tour de France, aux éditions J.-C. Godefroy, en 2012 (avec D. Delpiroux) : Être Compagnon aujourd’hui, aux éditions Privat et en 2014 (avec N. Adell-Gombert et C. Berthès) : Joseph Bouas, Saint-Lys la Fidélité, compagnon charpentier, aux éditions Garae. On soulignera en outre l’exceptionnelle richesse documentaire de la série des Fragments d’histoire du Compagnonnage publiés chaque année par le musée (17 volumes actuellement publiés).

[7].       Éditions Dervy, 2015, 944 p. Préface de Pierre Mollier et de Jean-Michel Mathonière.

[8].       Albert Bernet, Joli Cœur de Pouyastruc, 1926.

[9].       Frédéric Brunet, Les Constructeurs de cathédrales, 1928. 

[10].      Raoul Vergez, La pendule à Salomon, 1957 ; Les tours inachevées, 1959 ; Les illuminés de l’Art royal, 1976.

[11].      Louis Charpentier, Les mystères de la cathédrale de Chartres, 1966 ; Les mystères templiers, 1976.

[12].      Henri Vincenot, Le pape des escargots, 1972 ; Les étoiles de Compostelle, 1982.

[13].      Le principal de ces indices est la couronne de fleurs que portent des tailleurs de pierre figurés sur des vitraux des cathédrales de Chartres et de Bourges datant des années 1220-1230, dans laquelle on peut voir l’origine des « couleurs fleuries » (rubans emblématiques de l’état de compagnon) que portaient autour du chapeau les compagnons passants tailleurs de pierre sous l’Ancien Régime. Cf. J.-M. Mathonière, Le Serpent compatissant, 2001.

[14].      Sur la tradition compagnonnique des tailleurs de pierre germaniques, cf. J.-M. Mathonière, « L’Ancien compagnonnage germanique des tailleurs de pierre », in Fragments d’histoire du compagnonnage, volume 5 (conférences de l’année 2002), éd. Musée du Compagnonnage, Tours, 2003, pp. 59-105.

[15].      Les lacunes documentaires internes résultent moins de leur destruction « rituelle », prétexte qui a souvent été invoqué mais qui est relativement absurde, que de la négligence dont les compagnons faisaient preuve quant à la conservation de leurs archives.

[16].      Il s’agit essentiellement des archives des compagnons passants tailleurs de pierre d’Avignon pour les XVIIIe et XIXe siècles. Découvert en 1996, ce fonds a été étudié par Laurent Bastard et moi-même et il a fait l’objet d’une publication d’ensemble : Travail et Honneur ; les compagnons passants tailleurs de pierre en Avignon aux XVIIIe et XIXe siècles, éd. La Nef de Salomon, Dieulefit (Drôme), 1996, 396 p.

[17].      Je songe ici à sa base professionnelle qui, pour aussi évidente qu’elle puisse être, n’en est pas moins trop souvent perdue de vue dès lors que l’on s’attache avec passion à sa dimension initiatique.

[18].      Cette affirmation figurait autrefois dans le Guide du visiteur du Musée du Compagnonnage de Tours dont Roger Lecotté était le fondateur.

[19].      Il serait intéressant de développer plus avant le fait qu’en réalité corporation, confrérie et compagnonnage sont, à des degrés ayant varié selon les métiers, les époques et les lieux, trois aspects indissociables du Métier – lequel représente en quelque sorte la permanence. Dans tous les cas, même durant les périodes ponctuelles de crise ouverte, corporations et compagnonnages étaient d’autant plus indissociables qu’ils ne pouvaient exister économiquement l’un sans l’autre. Les compagnonnages ne disposaient en effet d’aucun statut juridique qui aurait permis aux compagnons d’exercer leur profession dans les grandes villes en dehors du cadre communautaire. Ceci étant dit, certaines sociétés compagnonniques possèdent bel et bien une dimension revendicative non négligeable.

[20].      La principale critique tient au fait que Guénon fonde par cette note la théorie « du tronc commun » entre franc-maçonnerie et compagnonnage, théorie qui compte de nombreux adeptes mais qui ne repose sur aucune base documentaire solide.

[21].      Il faut souligner que René Guénon ignorait quasiment tout du monde compagnonnique, de son histoire et de ses rites et symboles. Il ne cite même pas le seul ouvrage de référence de son époque : Étienne Martin Saint-Léon, Le compagnonnage, son histoire, ses coutumes, ses règlements et ses rites, 1901. Et il n’a fréquenté, au demeurant très peu, que quelques compagnons dont aucun n’apparaît comme étant détenteur d’une connaissance historique un tant soit peu poussée.

[22].      La bipartition de l’état de compagnon en deux « grades » (le terme est relativement impropre) n’est pas de règle dans tous les métiers et, surtout, elle n’a pas toujours eu un tel formalisme sur le plan rituel. Il semble qu’à l’origine, l’état de compagnon « fini » désignait tout compagnon qui possédait six mois d’ancienneté et était de ce fait à même, ayant assisté à d’autres réceptions que la sienne, de remplir un office dans les cérémonies ultérieures et d’enseigner aux nouveaux reçus les règles du Devoir.

[23].      Voir le rituel de l’Union Compagnonnique figurant en annexe de mon étude, Les interférences entre spéculatifs et opératifs français aux XVIIIe et XIXe siècles. 14e volume des publications de la Société française d’études et de recherches sur l’Écossisme (SFERE), Paris, 2017, p. 71-74.

[24].      Cf. Les interférences entre spéculatifs et opératifs français aux XVIIIe et XIXe siècles, op. cit. et J.-M. Mathonière, « Franc-maçonnerie et compagnonnage : “tronc commun” ou absence de parenté ? », dans collectif, Trois cent ans de franc-maçonnerie, publié par la Grande Loge Nationale Française et la Loge nationale de recherche Villard de Honnecourt, Paris, 2017 (2e éd. Dervy, Paris, 2017), p. 103-129 ; voir aussi J.-M. Mathonière, « Compagnonnage et franc-maçonnerie, quelle parenté ? », in Franc-maçonnerie magazine, n° 27 (octobre-novembre 2013).

[25].      Cf. J.-M. Mathonière, « Agricol Perdiguier, premier historien du Compagnonnage français », revue Provence historique, tome LVI, fascicule 226 (octobre-novembre-décembre 2006), p. 353-360.

[26].      Cf. J.-M. Mathonière, « Les avatars de Maître Jacques », Fragments d’histoire du Compagnonnage, volume 11, conférences 2008, Musée du Compagnonnage de Tours, 2009, p. 113-153. Parmi les hypothèses formulées dans cette étude quant aux personnalités réelles ou mythiques auxquelles empruntent le personnage syncrétique de Maître Jacques, une occupe selon moi une place prépondérante : il s’agit de l’architecte italien Jacopo Barozzi da Vignola (1507-1573) dont la Regola publiée en 1562 a connu une diffusion exceptionnelle en tant que recueil de modèles d’architecture, notamment en France, et dont l’édition au format de poche, en 1631, a largement touché les milieux compagnonniques. Cf. J.-M. Mathonière, « Vignole et les compagnons du Tour de France », in Le livre technique avant le XXe siècle ; à l’échelle du monde, CNRS éditions, 2017, p. 149-160.

[27].      La « tradition » faisant de Marie-Madeleine la « sainte patronne des Compagnons du Devoir » est de création toute récente (Jean Bernard, 1941) et résulte de trois vagues de ce que j’appellerai une crypto-christianisation, en partie volontaire, des compagnonnages :

         — La première vague date semble-t-il de la seconde moitié du XVIIe siècle et ne vise pas particulièrement les compagnons : le pèlerinage à la Sainte-Baume, ancien, devient de plus en plus populaire et, comme toutes les autres classes de la société, ceux-ci s’y rendent lorsqu’ils passent en Provence. Il n’est pas encore question d’un Maître Jacques ayant vécu lui aussi à la Sainte-Baume. Il n’est pas impossible que les compagnons aient d’autant plus cultivé cette pratique religieuse que les poursuites de la Sorbonne (Résolution de 1655) avaient jeté le doute quant à l’orthodoxie de leur catholicisme.

         — La seconde vague date du second quart du XIXe siècle. C’est l’invention des couleurs dites « de la Sainte-Baume ». Il s’agit en réalité de rubans dévotionnels à Marie-Madeleine datant du XVIIIe siècle et semble-t-il tombés alors en désuétude. Un compagnon charron installé à Saint-Maximin, Félix Hotin, a l’idée de recycler ces rubans dévotionnels gaufrés de motifs religieux en couleurs compagnonniques… Idée de génie : les compagnons sont grands consommateurs de rubans et il possède cette vieille machine à gaufrer qui apporte à ces rubans une grande valeur ajoutée ! Et hop, voici Marie Madeleine qui entre de plein pied dans l’emblématique compagnonnique. Et l’un des avatars de Maître Jacques vient enraciner sa légende dans le massif de la Sainte-Baume…

         — La troisième vague date des années 1941-1944. Le très catholique Jean Bernard et quelques acolytes, décidés, avec le soutien du Maréchal Pétain, à « rénover » le compagnonnage du Devoir, décident de nettoyer les rites et symboles compagnonniques de tout ce qui est soupçonné être des pollutions maçonniques, et de redonner à l’authentique tradition, catholique évidemment, toute sa place. Exit le compas et l’équerre entrecroisés, bonjour le retour aux saines traditions corporatives et françaises ! Le pèlerinage à la Sainte-Baume, que les compagnons n’avaient au demeurant cessé de pratiquer depuis le XIXe siècle, est alors mis encore plus à l’honneur, avec des accents mystico-physiques tout à fait dans le ton hygiéniste de l’époque (transpirer en travaillant ou en marchant, c’est prier même si on est un croyant peu convaincu).

         On soulignera également le fait que l’amalgame entre les traditions relatives à la Sainte-Baume et les légendes (ou absences de légendes) compagnonniques parvient à produire un remarquable paradoxe qui illustre bien tout le recul que l’on doit garder vis-à-vis de la notion de « tradition » dont certains nous rebattent sans cesse les oreilles : que viennent aujourd’hui faire à la Sainte-Baume des compagnons (je pense aux Gavots notamment) dont le rite compagnonnique, centré sur Salomon, n’a aucun lien avec la légende d’un Maître Jacques assassiné là par des disciples de Soubise ?

[28].      Le phénomène semble prendre sa source à la fois dans les usages de certains corps (les charpentiers notamment), qui accordaient à la mère une plus grande importance dans leur vie interne, et, surtout, dans la montée en puissance tout au long du XIXe siècle, du culte marial – auquel le courant laïc opposera l’icône de la République, Marianne, et l’image de la mère prête à tous les sacrifices pour ses enfants.

[29].      Cf. J.-M. Mathonière, Les interférences entre spéculatifs et opératifs français aux XVIIIe et XIXe siècles, op. cit.

[30].      Sur ce sujet, cf. Laurent Bastard, « Le compagnonnage et l’Église au XVIIe siècle : des relations difficiles », in Fragments d’histoire du compagnonnage, volume 3 (conférences de l’année 2000), éd. Musée du compagnonnage, Tours, 2001. On remarquera toutefois que cette différence entre la réception maçonnique et la Passion du Christ est à relativiser et même à totalement reconsidérer car l’épisode de la tribulation du candidat la corde au cou et les épreuves des voyages font très nettement écho aux outrages infligés au Christ lors de la Passion.

[31].      On remarquera cependant qu’un saint Jacques est mentionné dans les dialogues de « l’entrée de chambre » par des compagnons chapeliers interrogés à Genève en avril 1674. Si le contexte permet de supposer qu’il s’agit du Majeur, celui du pèlerinage à Compostelle, le doute subsiste car le Mineur figure aussi parmi les saints patrons communs à tous les chapeliers. On sait que les saints Jacques sont nombreux et qu’ils ont fréquemment été confondus dans la religiosité populaire (cf. Denise Péricard-Méa, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Âge, PUF, 2000 ; Jacques Chocheyras, Saint Jacques à Compostelle, éd. Ouest-France, Rennes, 1997). Il apparaît par ailleurs que le Maître Jacques de la version « Sainte-Baume » de son légendaire emprunte de nombreux traits à l’hagiographie des divers saints Jacques et que ses propos édifiants à l’attention de ses disciples font largement écho à la thématique caractéristique de l’Épître de Jacques (cf. J.-M. Mathonière, « Les avatars de Maître Jacques », art. cit.). 

[32].      Cela reste d’ailleurs vrai aujourd’hui encore dans la mesure où l’apprentissage du métier effectué au sein d’un organisme de formation géré par une société compagnonnique ne constitue pas pour autant une entrée dans le compagnonnage, confusion qui est souvent entretenue dans l’esprit du public.

[33].      Voir les exemples étudiées dans Les interférences entre spéculatifs et opératifs français aux XVIIIe et XIXe siècles, op. cit., p. 12-20 (chapitre La double appartenance).

[34].      Trois de ces règlements sont reproduits dans Travail et Honneur, op. cit.

[35].      L’autre angle est celui de ce que les membres « doivent » au rouleur afin que, prenant sur son propre temps de travail pour aller d’atelier en atelier, il leur procure une embauche, en lieu et place du service normalement dévolu à un embaucheur corporatif par les maîtres dans de nombreuses villes, ce qui bien évidemment incitait à diverses formes d’extorsion. Ceci étant dit, les rouleurs et les anciens compagnons déjà présents dans la ville pouvaient eux-aussi pratiquer des abus en exigeant le versement de pots-de-vin, au sens réel comme au figuré. C’est ce « Devoir » réclamé à tout artisan arrivant qui probablement a conduit certains menuisiers et serruriers, dans le courant du XVIIe siècle, à se regrouper pour refuser ces pratiques souvent très abusives en se disant « non du Devoir », puis « de Liberté » car ils entendaient travailler librement.

[36].      Sur l’histoire et les usages des compagnons tailleurs de pierre français, outre Travail et Honneur, op. cit., cf. mes autres publications générales sur ce sujet : « Aperçus sur l’histoire des compagnonnages de tailleurs de pierre et maçons en France et en Europe », in Encyclopédie de la maçonnerie & la taille de pierre, Association ouvrière des Compagnons du Devoir, Paris, 2011 (pour ce fascicule), p. 159-204 ; « Aperçus sur les compagnonnages français de tailleurs de pierre », in Actes du XIXe colloque international de glyptographie de Colmar (France), Centre international de recherches glyptographiques, 2015, p. 375-408. 

[37].      Le frontispice du Rôle des compagnons passants tailleurs de pierre d’Avignon en date du 1er janvier 1782 présente un vaste panorama où sont notamment mis en scène les savoirs qu’ils cultivent. On y découvre que la taille de pierre et la stéréotomie n’en sont qu’un des aspects. C’est à son analyse détaillée que sont consacrés la majorité de mes travaux depuis ces dernières années, ce travail devant, je l’espère, finir par aboutir à une soutenance de thèse et, en tous les cas, à publication. On peut visionner sur internet la conférence que j’ai donnée sur ce sujet en mai 2015 à la Bibliothèque nationale de France à l’occasion de la première conférence mondiale sur le fraternalisme, la franc-maçonnerie et l’histoire. Cf. également J.-M. Mathonière, « Aperçus sur les compagnonnages français de tailleurs de pierre », in Actes du XIXe colloque international de glyptographieop. cit. et J.-M. Mathonière, La règle et le compas, op. cit., travaux qui abordent certains aspects de ce document de 1782. 

[38].      Voici la conclusion de cette lettre : « Il suit de tout ce que je viens de vous dire qu’un homme bien organisé fait à peu près ce qu’il veut, car il n’a qu’à monter sa tête et à agir constamment en conséquence de ce qu’il veut être. Faites donc sentir à vos jeunes gens qu’il ne faut que du courage et des mœurs pour devenir utile. Vous n’avez pas un jeune homme dans Montagnac qui n’ait plus de moyens que je n’en ai. Ils peuvent donc faire mieux que je n’ai fait. Je désire que ma profession de foi soit utile au lieu qui m’a vu naître ; mais en la communiquant ne permettez à personne d’en prendre copie. Si elle doit jamais être publique, je veux que ce ne soit qu’après ma mort. » Cf. J.-M. Mathonière, « Joseph Teulère (1741-1824) ou la quête des lumières », article à paraître.

[39].      Cf. Jean-Michel Mathonière, « Jean-Paul Douliot (1788-1834), compagnon passant tailleur de pierre, “professeur d’architecture” et auteur du Cours élémentaire, pratique et théorique de construction », in Les temps de la construction. Processus, acteurs, matériaux, éditions Picard, 2016, p. 163-173.

[40].      Sur la pratique du chant chez les compagnons, cf. la thèse de musicologie de Julie Hyvert, Le chant à l’œuvre. La pratique chansonnière des compagnons du Tour de France, XIXe-XXIe siècle, éd. Presses universitaires de Rennes, 2015. Voir aussi J.-M. Mathonière, La Tranquillité de Caux ; le chansonnier et le tour de France (1837-1842) de Jean-Jacques Laurès dit « La Tranquillité de Caux », Compagnon Passant tailleur de pierre. Éd. La Nef de Salomon, Dieulefit (Drôme), 2005.

[41].      C’est ainsi que les « maximes » des compagnons passants tailleurs de pierre du début du XIXe siècle (cf. Travail et Honneur, op. cit., p. 76-83, et p. 252-269), qui sont des formules de reconnaissance sous forme rimée, nous apprennent toute l’importance de la thématique de la lumière dans leurs rites de réception, eux-mêmes restés totalement secrets jusqu’aujourd’hui.

[42].      Pour plus de détails, cf. Le Serpent compatissant, op. cit., qui est principalement consacré à l’iconographie et à la symbolique de ce blason.

[43].      Cf. J.-M. Mathonière, « L’ancien compagnonnage germanique des tailleurs de pierre », Fragments d’histoire du Compagnonnage, volume 5, conférences 2002, Musée du Compagnonnage de Tours, 2003, p. 58-105.

[44].      Il est possible de faire l’hypothèse d’une naissance des compagnonnages européens de bâtisseurs à l’époque carolingienne, diverses traditions et textes anglais, français et germaniques renvoyant aux trois principaux personnages (commencement, milieu et fin) de la dynastie carolingienne : Charles Martel, Charlemagne et Charles II, tandis que l’histoire met en évidence l’importance qu’accordaient ces empereurs à Salomon et au temple de Jérusalem. Cf. J.-M. Mathonière, « Passants et Étrangers… », Villa Europa n° 3 (revue de l’Institut français de Sarrebruck), Presses universitaires de la Sarre, Sarrebruck (Allemagne), 2012, p. 21-34.

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