On connaît relativement bien Agricol Perdiguier le compagnon et l’écrivain, un peu moins bien l’homme politique, et assez mal l’éditeur — en dehors de ses célèbres lithographies compagnonniques et de la publication de ses propres ouvrages. De même, l’importance accordée à Perdiguier quant à l’histoire et l’évolution des compagnonnages au cours du XIXe siècle tend à masquer l’influence également exercée dans ces milieux par d’autres réformateurs, dont certains étaient plus ou moins opposés à Avignonnais la Vertu, tels que Pierre Moreau ou encore Chovin de Die. Ce sont là des noms quasi inconnus aujourd’hui des compagnons, sauf de quelques rares passionnés qui lisent attentivement les ouvrages historiques.
Parmi ceux qui sont totalement oubliés mais qui exercèrent pourtant une influence non négligeable sur les compagnons au milieu du XIXe siècle, il y a Auguste-Ambroise Giraud (1775-1862), auteur de plusieurs livres dont celui ci-dessous, De l’ambition de l’estime publique et de ses résultats, édité par Agricol Perdiguier en 1860 (la première édition, sans nom d’auteur, date de 1857 chez Lacour à Paris).
D’une famille d’épiciers lyonnais, Auguste-Ambroise Giraud fit tout d’abord un apprentissage dans une fabrique lyonnaise, à l’occasion duquel il appartînt assez probablement à une société pré-compagnonnique de tisseurs-ferrandiniers (c’est seulement en 1831 à Lyon que les ferrandiniers se formèrent officiellement en compagnonnage et ils ne furent reconnus compagnons du Devoir que dix ans plus tard par les compagnons selliers). Sous la Révolution il avait été soldat et était devenu capitaine avant d’aller durant quelque temps chercher fortune en Amérique. Revenu en France, il avait gagné sa vie comme employé dans diverses entreprises, en particulier à la colonie agricole de Mettray (Indre-et-Loire), dont il fut l’un des fondateurs et dont il était le comptable.
J’espère revenir un jour en détails sur ce personnage par trop négligé et dont, curieusement, les ouvrages sont quasi introuvables alors qu’ils connurent d’assez importants tirages et une diffusion souvent gratuite dans les milieux ouvriers et compagnonniques. Mais sans doute n’est-il pas inutile de poser ici ces quelques notes, faute de mieux.
Parmi ces ouvrages rares, voici ses Réflexions philosophiques sur le compagnonnage et le tour de France, publié en 1846 et disponible gratuitement sur Gallica (cliquez sur l’image pour y accéder). L’ouvrage eut un certain succès puisqu’il fut réédité deux fois en 1847, à Paris et à Lyon. Sa diffusion gratuite auprès des ouvriers et des compagnons fut soutenue par des loges maçonniques lyonnaises.
La même année 1860, Agricol Perdiguier publie également La Bible des travailleurs, qui reprend notamment le Code d’éducationpublié par Giraud à Lyon en 1844 (et réédité en 1847 et 1854). Agricol Perdiguier conclut sa préface par ces mots remplis d’idéal, datés du 16 mai 1860, qui traduisent et trahissent la proximité idéologique qu’il avait avec l’auteur :
« Ouvriers de tout âge, de tout état, de toute association, lisez, pensez, étudiez, éclairez-vous, apprenez par cœur la Bible qui vous est offerte ; que vos cerveaux se meublent, que vos esprits s’étendent, que vos âmes s’élèvent, que vos cœurs se pénètrent d’amour et de sympathie, et vous vivrez en paix les uns avec les autres, les vieilles préventions disparaîtront ; le travailleur sera le frère du travailleur ; vous aimerez les hommes de toutes les nations, de toutes les religions, de toutes les couleurs ; vous formerez un vaste ensemble, une famille universelle, un tout harmonieux ; l’instruction vous donnera l’union, de l’union découlera la situation la plus heureuse, et M. Giraud, notre énergique et doux ami, aura reçu sa récompense, car notre bonheur fera son bonheur. »
Vision utopique, on le sait car l’union des compagnons en particulier ne s’est pas davantage réalisée que celle des travailleurs dans leur ensemble. On peut bien évidemment taxer les idées de Giraud de moralisme plus ou moins réactionnaire (c’est en effet l’un des fondateurs de la colonie pénitentiaire pour enfants de Mettray, qui finira par être très contestée). Mais ayant ainsi jugé confortablement, a posteriori et sur des a priori, aura-t-on compris ce en quoi leur pensée répondait à l’attente d’une partie des compagnons de leur époque ? Rien n’est moins certain, d’autant que la plupart d’entre nous n’en auront probablement pas lu une seule ligne. Pour ma part, il me semble donc important de restituer un peu de visibilité à ces voix d’antan qui eurent, non moins que Perdiguier lui-même, leur importance dans le développement des idées compagnonniques au cours du XIXe siècle, notamment au travers des sociétés de secours mutuels et d’anciens compagnons (A.-A. Giraud étant semble-t-il membre de l’une d’entre elles).
De la matérialité des livres
La commodité d’accès aux livres anciens qu’offre leur numérisation, par exemple via Gallica, nous fait parfois oublier certains aspects touchant à la matérialité de l’objet. Ainsi de leurs formats que nos écrans et la fonction zoom tendent à ramener à un aspect totalement secondaire alors qu’ils peuvent avoir beaucoup d’importance dans la réalité. C’est la réflexion que je me suis faite en recevant un exemplaire des Réflexions philosophiques sur le compagnonnage et le tour de France, publié en 1846 par Auguste-Ambroise Giraud (1775-1862). C’est un tout petit format (8,5 x 13 cm), comme son quasi contemporain, Le livre du compagnonnage d’Agricol Perdiguier. Ce sont des ouvrages véritablement destinés par leurs auteurs à accompagner les ouvriers en se logeant dans leurs poches.
On remarquera sur la page de titre la signature autographe de Giraud, accompagnée d’un curieux petit dessin.
Le Maitron consacre une notice à Auguste-Ambroise Giraud : https://maitron.fr/spip.php?article31733
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