À l’occasion de l’incendie de Notre-Dame, les médias ont beaucoup parlé du compagnonnage et tout particulièrement des compagnons charpentiers. Plusieurs groupes compagnonniques ont d’ailleurs communiqué sur ce sujet afin de proposer leurs services ou témoigner de leur expertise. Un peu plus d’un an après l’incendie, dans un contexte moins passionnel, il me semble utile de préciser dans cette courte note quelques points afin d’y voir un peu plus clair dans ce sujet où se mélangent les légendes et l’histoire.

Maquette de la charpente et de la flèche de Notre-Dame réalisée à l’échelle 1/20e par trois jeunes itinérants charpentiers des Devoirs du siège d’Anglet. Photo Fédération Compagnonnique.

Très bref aperçu sur l’histoire des compagnonnages français

Un premier point est essentiel : s’il peut sembler couler de source que les compagnonnages sont directement issus d’organisations professionnelles médiévales, nous n’en avons aucunement la preuve documentaire. Il s’agit simplement d’une hypothèse conforme à une vision de l’histoire satisfaisant notre imaginaire. Si la première mention d’une pratique considérée comme caractéristique des compagnonnages, celle de l’itinérance, remonte à l’année 1420 – lorsque le roi Charles VI rédige une ordonnance pour les cordonniers de Troyes dans laquelle il est dit que « plusieurs compaignons et ouvriers du dit mestier, de plusieurs langues et nations, alloient et venoient de ville en ville ouvrer pour apprendre, congnoistre, veoir et savoir les uns des autres. » –, il faut toutefois attendre le milieu du XVIIe siècle (Résolution des docteurs de la Sorbonne, 1655) pour disposer d’un peu plus de ressources documentaires, malgré tout fragmentaires et rares, et parvenir à peu à peu cerner leur organisation, présentant au demeurant des variations. Les métiers concernés appartiennent à des secteurs qui ne sont ni exclusivement, ni majoritairement ceux de la construction : on trouve surtout beaucoup de métiers de l’habillement (tailleurs d’habits, chapeliers, cordonniers) et de production en atelier de produits de consommation (cloutiers, couteliers) ; les menuisiers et les serruriers se développent parallèlement dans de grands ateliers produisant du mobilier.  

L’expansion des compagnonnages en France débute donc véritablement sous le règne de Louis XIV et elle est pour l’essentiel corrélative à l’évolution des communautés de métiers et, tout particulièrement, à leur gestion unilatérale des embauches par le biais des embaucheurs, poussant les ouvriers (c’est-à-dire les compagnons) à s’organiser entre eux à une autre échelle que celle de la seule cité et à mettre en place leur propre embaucheur, le « rouleur ». Face aux tracasseries à l’encontre des compagnons afin de préserver les avantages des maîtres, la pratique du Tour de France s’intensifie. Elle varie selon les professions. Tantôt déplacement de nécessité au gré des embauches, tantôt davantage voyage pour faire « passer jeunesse » et acquérir de l’expérience professionnelle avant de prendre la succession de l’entreprise familiale, sa durée moyenne est de quatre ans (c’est-à-dire bien moins longue qu’actuellement). Il se dégage clairement des sources documentaires que la vocation des compagnonnages de cette époque est la solidarité mutuelle et l’amélioration de la condition ouvrière. La question de la transmission des savoirs n’y a pas une place prépondérante, voire aucune.

Sous le nom de « Devoir », désignant tout à la fois l’organisation et son code de conduite, cette expansion du modèle compagnonnique se poursuivra tout au long du XVIIIe siècle sans pour autant gagner toutes les professions artisanales (ainsi, les maçons poseurs en sont absents). Elle provoquera aussi des oppositions au sein même des ouvriers : menuisiers et serruriers se scinderont ainsi en compagnons du « Devoir » et compagnons « non du Devoir » (qui deviendront « de Liberté », puis, dès avant 1789, « du Devoir de Liberté »).

Après l’abolition des corporations en 1791, ainsi privés de leurs meilleurs ennemis en regard desquels ils s’étaient construits, les compagnonnages se réorganiseront peu à peu sous le premier Empire, avant de connaître leur chant du cygne sous la seconde République et le second Empire, puis frôler la disparition sous les coups de boutoir de la révolution industrielle, de l’évolution des mentalités ouvrières et de la croissance du syndicalisme dont ils avaient été les précurseurs. C’est la période que l’on connaît le mieux et qui a forgé l’imaginaire compagnonnique jusqu’à nos jours, volontiers folklorique, notamment grâce à l’œuvre écrite d’Agricol Perdiguier (1805-1875), compagnon menuisier du Devoir de Liberté et représentant du Peuple en 1848 et 1849.

Ce n’est qu’un peu avant les années 1850 que les compagnons du bâtiment s’occuperont activement de perfectionnement professionnel au travers l’instauration de cours obligatoires de « trait » (géométrie descriptive pour la coupe des matériaux). Et ce n’est que durant le dernier quart du XXe siècle qu’une grande partie d’entre eux investiront le marché de la formation professionnelle, alors que leur vocation s’était jusqu’alors recentrée sur le perfectionnement par la pratique du Tour de France et les cours du soir.

Les compagnons charpentiers

Au tout début du XIXe siècle n’existe qu’une seule société de compagnons charpentiers, celle dite des « Bons Drilles » ou compagnons « passants », ou encore compagnons « du Devoir ». Ils se réclament d’un fondateur légendaire nommé le « Père Soubise », quelquefois assimilé à un moine bénédictin qui aurait vécu au XIIe siècle et leur aurait enseigné le « trait ». En 1804 selon une tradition compagnonnique restant toutefois à confirmer, cette société aurait connu une importante scission à Paris. Ce qui est certain, c’est qu’à partir du milieu des années 1830, l’on voit se dresser contre les « Devoirants » une véritable société compagnonnique concurrente, dite tout d’abord des « Renards de Liberté », puis « du Devoir de Liberté ». On surnomme ces compagnons charpentiers dissidents les « Indiens » et ils se réclament du roi Salomon comme fondateur.

 

C’est à ces derniers, rapidement très réputés quant à leur maîtrise du trait de charpente et même de coupe des pierres, que l’entrepreneur Bellu va confier les travaux de la flèche de Viollet-le-Duc, sous la conduite d’Henri Georges (1812-1887), dit « Angevin l’Enfant du Génie » de son nom de compagnon. Une plaque en fer, datée de 1859 et fixée sur le poinçon de la flèche, en témoignait avec fierté. Se trouvant au cœur du brasier, elle a hélas disparu dans l’incendie. La même entreprise et la même équipe de compagnons du Devoir de Liberté avaient également réalisé, l’année précédente, la flèche de la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans, ainsi qu’en atteste une plaque similaire. 

Durant plusieurs décennies, « Bons Drilles » et « Indiens » vont se concurrencer sur les chantiers (hormis celui de la Tour Eiffel où ils collaborent pacifiquement sous la conduite d’un Indien, Eugène Milon, tout juste âgé de 28 ans) et s’opposer, quelquefois violemment mais le plus souvent au travers de défis dont il nous reste ces merveilleux grands chefs-d’œuvre que l’on peut admirer au Musée du Compagnonnage de Tours ou encore dans l’arrière-cour du restaurant « Aux Arts et Sciences réunis », 161 avenue Jean-Jaurès à Paris. C’est en ce lieu, siège historique des compagnons passants charpentiers de la capitale depuis le début du XIXe siècle, que fut signée le 25 novembre 1945 la fusion des deux anciens Devoirs ennemis, donnant ainsi naissance à la discrète mais ô combien féconde société des compagnons charpentiers des Devoirs, qui elle-même sera à l’origine de la création, en 1952, de la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment. Une partie des compagnons passants charpentiers du Devoir refusa finalement cette fusion et revint dans les rangs de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir, fondée en 1941. On trouve également quelques compagnons charpentiers à l’Union Compagnonnique des Compagnons des Devoirs Unis, fondée pour sa part en 1889. Ces trois mouvements compagnonniques composent l’essentiel du paysage compagnonnique français contemporain.

De ce bref tour d’horizon historique, il convient de retenir deux choses simples pour ce qui concerne la question du compagnonnage et de la charpente de Notre-Dame de Paris :

1. – La charpente médiévale de la cathédrale a été réalisée par des charpentiers dont nous ne savons absolument pas s’ils étaient ou non membres d’un compagnonnage, a fortiori d’un compagnonnage dit « du Devoir ». Prétendre, comme je l’ai souvent entendu dire ces derniers mois, que la charpente médiévale a été réalisée par les compagnons charpentiers du Devoir est donc une erreur ou, pour le moins, un anachronisme prêtant à confusion.

2. – La flèche que Viollet-le-Duc a restituée à Notre-Dame a quant à elle bel et bien été exécutée par les compagnons charpentiers du Devoir de Liberté.

Il est intéressant à noter que c’est ce travail réalisé par leurs rivaux historiques que reproduisirent en maquette (chef-d’œuvre de réception) trois jeunes compagnons charpentiers du Devoir en 1969-1970 — lors même que Jean Bernard, fondateur et Premier Conseiller de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir, n’avait eu de cesse de s’en prendre avec virulence aux compagnons charpentiers du Devoir de Liberté sous l’Occupation et lors de la fusion de 1945, au motif qu’ils auraient été trop proches de la franc-maçonnerie ! Mais il faut croire que le génie géométrique et nécessairement rassembleur des charpentiers transcende les vieilles querelles qui pourtant rougeoient encore si souvent sous la cendre… 

Trois jeunes itinérants charpentiers des Devoirs du siège d’Anglet, héritiers légitimes de la tradition des Indiens comme de celles des Bons Drilles, viennent justement de réaliser une magnifique maquette de la charpente et de la flèche de Notre-Dame à l’échelle 1/20e. Ils ont pour noms Valentin Pontarollo, « Bressan », Armand Dumesnil, « Normand », et Yann Férotin, « Provençal ». Cette pièce est visible à la Fédération Compagnonnique d’Anglet et, démontable, elle entamera un tour de France à l’automne 2020 afin d’être présentée au public. Vous pouvez en admirer de belles photographies dans cet article sur le site internet de l’association Restaurons Notre-Dame.

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