Je réédite ici, sans aucun changement, un des articles les plus importants, tant sur le fond qu’en volume, de mon ancien blog (rendu inaccessible…). Cette étude, publiée initialement le 7 septembre 2015, mériterait sans doute d’être aujourd’hui reprise, corrigée et complétée, mais le temps me manque actuellement et je cède aux demandes amicales en rendant ce texte à nouveau accessible (il y manque ses commentaires, malheureusement non sauvegardés).
Mon article consacré à « une marque curieuse au musée de Salers », publié sur mon ancien blog en 2009, avait permis à Laurent Bastard d’aborder, dans un long et érudit commentaire, la question annexe d’un symbole attribué durant les années 1920-1930 aux Compagnons du Devoir et plus particulièrement aux Compagnons Passants tailleurs de pierre. Il s’agissait en l’occurrence d’une gravure représentant la Sainte Trinité sous la forme d’un personnage à trois visages, tenant un diagramme géométrique en forme de triangle équilatéral, la pointe en bas. Le récent passage en vente d’une gravure de Jean Bernard illustrant ce même thème iconographique m’a incité à reprendre mes propres notes sur ces questions et à proposer ici un nouvel état de cette question qui corrige quelques imprécisions, apporte quelques éléments nouveaux et, surtout, ouvre à de nouveaux questionnements, notamment quant aux origines de la vie compagnonnique et de la pensée du fondateur de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir, Jean Bernard (1908-1994).
1. — Une gravure ayant appartenu à Auguste Bonvous
Dans son commentaire, Laurent Bastard avait listé deux emplois de cette gravure dans la revue occultiste Le Voile d’Isis, le premier dans un numéro spécial de 1927, le second dans un autre numéro spécial de 1934. En réalité, elle fut employée dans les trois numéros spéciaux consacrés au compagnonnage par cette revue, la plus célèbre alors dans les milieux s’intéressant à l’ésotérisme et aux sciences occultes :
— le tout premier, non listé par L. B., est le n° 71, paru en novembre 1925. Il porte la mention « Numéro Spécial consacré au Compagnonnage » ;
— le second, qui correspond au premier listé par L. B., est le n° 86, paru un an à peine plus tard, en février 1927. Il porte sur sa couverture la mention « Second Numéro Spécial consacré au Compagnonnage » ;
— le troisième, qui correspond au second mentionné par L. B., est le n° 172, paru en avril 1934. Sa couverture mentionne simplement « Numéro spécial sur le Compagnonnage », sans préciser qu’il s’agit du troisième du genre.
Ces précisions sont importantes dans la mesure où non seulement elles permettent de fixer le calendrier des rencontres possibles entre Jean Bernard et cette source documentaire qui, à mon avis, lui fournira son modèle, mais aussi parce que deux variantes de légende existent : l’une, employée en 1925 et 1934, où la gravure est intitulée « Le Saint Devoir de Dieu des Honnêtes Compagnons du Devoir », avec au-dessous les mentions complémentaires suivantes « Jean-Baptiste Logos (C...P...T...D...P...) [mention corrigée, voir plus loin] », désignant celui qui en serait l’auteur (?) et sa qualité de Compagnon Passant tailleur de pierre, et une mention d’appartenance « (Appartient à Auguste Bonvous, d’Angoulême.) » ; l’autre, employée seulement en 1927, où la gravure est simplement légendée « Qui est imago Dei invisibilis primogenitus omnis creaturæ » (Voici l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création), avec en dessous la mention « Dessin de Milivoj Uzelac ».
Laurent Bastard avait supposé, comme moi-même alors, que ce nom était un anagramme, l’usage de pseudonymes étant extrêmement fréquent dans les cercles occultistes de l’époque. En réalité, Milivoj Uzelac (1897-1977) est un artiste croate qui a passé une grande partie de sa carrière en France, où il résida de manière permanente à partir de 1923. Il est probable que c’est parce que l’original de la gravure était difficile à clicher proprement (voir plus loin la seule reproduction photographique que l’on en possède) que la revue lui demanda de la redessiner au trait pour faciliter sa reproduction, dès la première parution de 1925. Au demeurant, son nom est mentionné par le rédacteur en chef, Paul-Redonnel, au titre des artistes et des lecteurs ayant offert leur concours pour l’illustration et le documentation iconographique de ce numéro.
Dans le premier numéro spécial, celui de 1925, la gravure clôt le premier article, celui du compagnon couvreur du Devoir Auguste Bonvous (1869-1936), d’Angoulême, « chevalier de l’Ordre du Compagnonnage du Devoir », intitulé « La Religion de l’Art » (p. 650-654). Le texte, plein d’emphase, est à tonalité très mystique et à résonance catholique. Les aperçus « historiques » sont à l’image des rêveries romantico-occultistes à la mode à cette époque : ainsi, on y découvre, non sans stupeur, l’existence, au Moyen Âge, d’une Grande Maîtrise universelle dont les Compagnons allaient jusqu’en Écosse recevoir le cachet de Grand Maître…
Malgré toute cette imagination, aucune explication n’est donnée dans l’article quant à cette « attribution », ou du moins ce qui semble en être une, de la gravure à un certain Jean-Baptiste Logos, Compagnon Passant tailleur de pierre. On ne peut écarter l’hypothèse que cette attribution ait reposé sur le fait que cette gravure illustrait un document ayant appartenu à un CPTDP réellement dénommé Jean-Baptiste Logos : ce prénom accolé à ce patronyme est attesté au XVIIIe siècle, sans qu’il m’ait été pour l’instant possible de vérifier que ce nom, d’origine jurassienne, avait été porté par des tailleurs de pierre, et on a par ailleurs le témoignage que les compagnons d’antan ne rechignaient pas à décorer leurs registres de gravures religieuses découpées dans des livres ou bien vendues à la feuille. Toutefois, vu le contexte très particulier de cette revue, qui regroupait des férus d’occultisme, il me semble que l’on doit surtout privilégier l’hypothèse que ce nom résulte tout simplement de l’agrégation « mystique » de la référence à saint Jean-Baptiste et de celle au « Logos », le Verbe dont Jean-Baptiste fut le précurseur/annonciateur. C’est au demeurant tout à fait conforme à la tonalité mystique de l’article. Quant à l’indication que ce Jean-Baptiste Logos aurait été CPTDP, selon la même logique mystico-symbolique je pense qu’il faut y voir une analogie « pierreuse » puisant sa source dans la célèbre parole du Christ : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église » (Matthieu, 16:18). Au demeurant, il existe un exemple ancien de semblable analogie entre le Christ et un tailleur de pierre, bien connu des compagnons tailleurs de pierre, c’est celui de l’Ascension où, tel d’autres personnages de la mythologie, Jésus laisse l’empreinte de ses pieds dans la roche.
Dans tous les cas, cette gravure a été redessinée à partir d’un original plus ancien, datant du XVIIe ou du XVIIIe siècle et restant à identifier. Il s’agit assez certainement d’une gravure illustrant une des nombreuses éditions du Bréviaire ou d’une Vies des saints, mais, sauf pour un spécialiste de cette production spécifique, partir à la recherche de cette gravure, c’est un peu comme rechercher une aiguille dans une meule de foin. Dans un commentaire complémentaire, Laurent Bastard reproduisait la carte postale suivante, réalisée à partir d’un cliché de médiocre qualité mais montrant beaucoup mieux le style classique de l’entourage architecturé servant d’entourage à la scène centrale. Cette carte a été éditée par Auguste Bonvous lui-même, avec la légende suivante, orthographiée à l’ancienne : « Sainct Devoir de Dieu des honnestes Compagnons du Devoir », suivie là encore de la mention : « Jean-Baptiste Logos (C...P...T...D...P...) ». La date d’édition de cette carte n’est pas connue ; Laurent Bastard la suppose dater de vers 1910-1920, tandis que pour ma part, du fait même de cette légende à tendance « ésotérique », je serais tenté de la dater plutôt de 1925, c’est-à-dire exactement de la même époque que la revue Le Voile d’Isis. Il serait à cet égard intéressant d’en étudier des exemplaires ayant circulé par la poste, afin d’examiner l’affranchissement et la date des oblitérations, d’une part, et, d’autre part, les circonstances d’expédition et quels en sont le ou les expéditeurs : il me semble hautement probable qu’Auguste Bonvous l’aura éditée et utilisée pour annoncer la parution de son article dans le premier numéro spécial de la revue. En revanche, ce qui me semble certain, c’est que c’est la carte postale qui servit de modèle à Milivoj Uzelac pour effectuer son dessin et au typographe pour le légender car la forme et l’impression de la lettre D dans l’abréviation C...P...T...D...P..., un peu molle et floue, conduit aisément à la confondre avec un O et à ainsi commettre la coquille C...P...T...D...O...P... dans la légende de la revue.
Sans doute n’est-il pas inutile de préciser qu’en dehors de cette appartenance à la collection d’un compagnon et de cette publication par Le Voile d’Isis, il n’existe à ma connaissance aucun autre élément documentaire permettant de rattacher cette gravure aux Compagnons du Devoir, en général, ou aux Compagnons Passants tailleurs de pierre, en particulier. Tout au plus doit-on remarquer que le caractère géométrique de ce symbole de la Trinité possède un écho sensible dans l’art du « Trait » (la géométrie descriptive d’avant Monge) que cultivent les métiers de la construction, notamment les charpentiers et les tailleurs de pierre, et que, traduisant dans la matière la pensée créatrice par l’intermédiaire du nombre, cet art n’est pas dénué de perspectives ésotériques. Dieu n’a-t-il pas été souvent représenté au Moyen Âge sous les traits du Grand Architecte, compas en main ?
2. — L’origine du symbole du « Bouclier de la Foi »
En fait, plutôt que de s’égarer dans des spéculations quant à l’ésotérisme compagnonnique, il faut savoir que ce thème iconographique s’inscrit en réalité dans une tradition chrétienne bien connue de représentation de la Trinité. Laurent Bastard avait déjà reproduit dans son commentaire une image provenant d’un missel de 1524 ; j’en donne ici une autre reproduction, coloriée. Cette image provient d’un Livre d’Heures imprimé sur vélin à Paris par Simon Vostre.
Quant à la reproduction en noir et blanc qui figurait dans les commentaires de Laurent Bastard et qui est reprise en tête de cet article, elle provient à l’origine de l’ouvrage magistral d’Adolphe-Napoléon Didron, Iconographie chrétienne : histoire de Dieu, Paris, 1843, où l’auteur traite ainsi brièvement, dans une note, de cette curieuse représentation (p. 551-552) :
« Cette représentation […] est très fréquente à partir du XVe siècle ; on la voit sculptée à Bordeaux, dans une maison qu’on prétend avoir été habitée par Montaigne, dans la rue des Bahutiers. Cette sculpture occupe le tympan extérieur de la porte d’entrée. On y distingue le triangle et les inscriptions, mais les trois visages et les quatre attributs des évangélistes ne s’y trouvent pas ; notre dessin est le plus complet de ce genre. M. Albert Way, directeur de la Société des antiquaires de Londres et correspondant du comité des arts et monuments, me fait savoir que, dans les comtés de Norfolk, de Suffolk et dans l’Essex, on rencontre souvent des Trinités géométriques comme celle de Bordeaux. Ces représentations ne manquent pas aux portails des églises, assez souvent sur les dalles tumulaires, quelquefois sur les vitraux ; elles sont toutes des XVe et XVIe siècles, et tracées sur des écussons, en guise d’armoiries. C’est uniquement, à ce qu’on assure, dans la partie orientale de l’Angleterre qu’on trouve ce sujet ; on ne l’a vu ni dans le Nord ni dans l’Ouest. Cette remarque peut être précieuse, non seulement pour l’archéologie, mais encore pour l’histoire proprement dite. Ce qui est fréquent chez nous, est rare en Angleterre, et n’existe chez nos voisins que dans les comtés qui regardent la France, ou qui ont été les premiers occupés par les Normands. »
Je ne suis pas parvenu à retrouver trace de la figuration bordelaise signalée par Didron (avis donc aux lecteurs de cet article qui résident à Bordeaux…). En revanche, ce thème iconographique fait l’objet dans le monde anglo-saxon d’une abondante littérature. Il y est appelé « Bouclier de la Trinité » (Shield of Trinity) ou, plus anciennement, dès le Moyen Âge, « Bouclier de la Foi » (Shield of Faith), ou encore tout simplement sous son nom latin d’origine, « Scutum Fidei » (Bouclier de la Foi). Il est considéré comme formant l’attribut héraldique (le blason, les « armes ») de Dieu.
La plus ancienne représentation connue de ce schéma symbolique figure dans un manuscrit de Pierre de Poitiers, Compendium Historiae in Genealogia Christi, datant de vers 1210.
Ce schéma se compose de quatre cercles interconnectés par six droites. Les trois cercles formant les sommets du triangle équilatéral portent en toutes lettres ou en abréviation les noms des trois personnes de la Trinité : Le Père (Pater en latin), Le Fils (Filius) et le Saint-Esprit (Spiritus Sanctus). Au centre du triangle, le cercle central porte le nom Dieu (Deus). Les trois liens reliant le centre aux sommets portent l’indication « est » (même terme en latin), tandis que les trois liens reliant les sommets entre eux portent l’indication « n’est pas » (non est en latin).
Ces liens sont non-directionnels, comme cela est très nettement souligné dans un manuscrit anglais de 1255, de John de Wallingford (reproduction ci-dessous), où chaque lien porte deux fois les mentions « est » ou « n’est pas », écrites dans les deux sens. Cette non-directionnalité est importante au regard des propositions théologiques qui en découlent, aucune des Personnes de la Trinité ne dominant les autres de ce fait.
De fait, ce sont douze propositions qui peuvent être lues sur le diagramme :
Le Père est Dieu
Le Fils est Dieu
Le Saint-Esprit est Dieu
Dieu est le Père
Dieu est le Fils
Dieu est le Saint-Esprit
Le Père n’est pas le Fils
Le Père n’est pas le Saint-Esprit
Le Fils n’est pas le Père
Le Fils n’est pas le Saint-Esprit
Le Saint-Esprit n’est pas le Père
Le Saint-Esprit n’est pas le Fils
Ces propositions font écho sous forme graphique au « Symbole d’Athanase » ou « Quicumque », un texte qui aurait été composé au début du VIe siècle en Gaule méridionale et dont la plus ancienne mention est dans un sermon de saint Césaire d’Arles. En voici un extrait :
« […] Le Père n’a été fait par personne et il n’est ni créé ni engendré ; le Fils n’est issu que du Père, il n’est ni fait, ni créé, mais engendré ; le Saint-Esprit vient du Père et du Fils, il n’est ni fait, ni créé, ni engendré, mais il procède. Il n’y a donc qu’un Père, non pas trois Pères ; un Fils, non pas trois Fils ; un Saint-Esprit, non pas trois Saint-Esprit. Et dans cette Trinité il n’est rien qui soit avant ou après, rien qui soit plus grand ou plus petit, mais les Personnes sont toutes trois également éternelles et semblablement égales. Si bien qu’en tout, comme on l’a déjà dit plus haut, on doit vénérer, et l’Unité dans la Trinité, et la Trinité dans l’Unité. Qui donc veut être sauvé, qu’il croie cela de la Trinité. […] »
Le schéma a été utilisé héraldiquement dès le milieu du XIIIe siècle, sous la forme d’un bouclier (cf. par exemple l’illustration ci-dessous d’un chevalier luttant contre les sept péchés capitaux dans un manuscrit de William Peraldus, Summa Vitiorum, vers 1260). L’emploi du symbole du bouclier fait référence pour sa part à un passage de l’Épître de Paul aux Éphésiens : « Prenez […] le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du Malin. » (Éphésiens 6.16).
Aux XVe et XVIe siècles, le symbole est fréquemment employé en Angleterre et France, avant de quasiment disparaître avec l’expansion du Protestantisme. En voici deux autres exemples, l’un allemand, l’autre anglais :
L’exemple français le mieux connu est celui déjà reproduit plus haut dans le missel de 1524, qui me semble incontestablement prendre modèle dans une gravure sur bois illustrant le Tesoro de la Passion de Andrés de Li publié à Saragosse (Espagne) le 2 octobre 1494. Le diagramme géométrique est ici représenté non pas sur un bouclier, mais au centre du Tétramorphe, c’est-à-dire des symboles des quatre Évangélistes. C’est la typologie qui sera communément employée durant le XVIe siècle.
3. — Jean Bernard et le Bouclier de la Foi
Laurent Bastard a ensuite évoqué dans son commentaire la fortune et le destin particulier qu’aura ce symbole dans l’œuvre de Jean Bernard (1908-1994), le fondateur de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir.
Ce dernier, artiste de talent, l’employa en effet dans l’illustration de la couverture de son monumental Saint Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean, commencé en 1927 et édité en 1936 à Lyon par Gellerat, à 130 exemplaires illustrés de 250 gravures ayant nécessité plus de 2000 planches de bois gravées. Jean Bernard en fera parvenir un exemplaire au pape Pie XI.
Concernant la source de cette illustration, Laurent Bastard écrivait : « Il est possible qu’il se soit inspiré de l’illustration des numéros du Voile d’Isis, mais il est plus vraisemblable qu’il ait découvert cette représentation de la Trinité dans un traité d’iconographie chrétienne. » Au vu du détail caractéristique que sont les étoiles à cinq branches encadrant les noms, il me semble toutefois indéniable que Jean Bernard s’est inspiré, soit — et c’est le plus probable —, de la gravure reproduite dans l’un des trois numéros du Voile d’Isis, où figurent de semblables étoiles, soit — on ne peut totalement en exclure la possibilité —, d’un tirage original de cette même gravure. Ce détail des étoiles n’apparaît en effet dans aucune des autres versions dont j’ai connaissance. Il est au demeurant pour le moins beaucoup plus simple de considérer que Jean Bernard a pris modèle dans l’un des numéros du Voile d’Isis, le compagnonnage étant un sujet qui l’intéressait vivement de longue date (son grand-père et son oncle étaient compagnons tailleurs de pierre), que dans un traité d’iconographie chrétienne qui ne serait ni celui de Didron, le plus célèbre, déjà cité, ni, sauf erreur de ma part, celui de Barbier de Montault (1898). Par ailleurs, sans développer ce sujet ici car il mérite une étude spécifique, on soulignera qu’il existe dans les écrits et la pensée compagnonnique de Jean Bernard d’autres indices de sa lecture attentive de certains articles de la revue Le Voile d’Isis.
Toujours est-il que c’est cette figure qui va créer le contact entre Jean Bernard et la société compagnonnique qui le recevra Compagnon du Devoir. Je reproduis ici, comme l’a déjà fait Laurent Bastard, ce que rapporte Lucien Hibert, Parisien la Bonne Volonté, compagnon charron du Devoir, à ce propos :
« Cette rencontre (de Jean Bernard) avec le Compagnonnage se fit à travers la revue La Construction moderne, où était représenté le dessin de la “Trinité des Tailleurs de pierre” à titre d’illustration. À la lecture de cette revue, le Compagnon Joseph Magrez, Compagnon tailleur de pierre à Bordeaux et entrepreneur de son état, lui écrivit et cela déclencha la première entrevue entre les deux hommes. En ce qui concerne la “Trinité des Tailleurs de pierre”, il faut comprendre que ce terme recouvrait très certainement une tradition des Compagnons tailleurs de pierre et c’est sans doute pourquoi le Compagnon Magrez a réagi si vite à la vue de cette illustration. Par ailleurs, j’avancerai que ce dessin correspond très bien au style de Jean Bernard ; on reconnaît aisément sa patte et ses personnages, inspirés sans doute par la tradition ancienne que nous évoquons. Le journal Compagnonnage en fait foi. Cette image fut donc le symbole qui détermina la rencontre de Jean Bernard avec le Compagnonnage. » (dans l’ouvrage collectif Jean Bernard, La Fidélité d’Argenteuil – Témoignages ; Fondation de Coubertin, 2003, p. 191).
Il est en fait assez peu probable, comme je l’ai déjà souligné auparavant, que cela (dénomination et/ou schéma géométrique) recouvrait alors une tradition des Compagnons Passants tailleurs de pierre. En revanche, si l’on en croit ce que rapporte Didot dans son ouvrage, une telle représentation existait (et existe peut-être encore ?) dans le vieux Bordeaux et c’est plus probablement cela, couplé avec la lecture du même Voile d’Isis (les deux premiers numéros spéciaux eurent une audience relativement importante dans les compagnonnages d’alors), qui aura attiré l’attention de Joseph Magrez lorsqu’il découvrit la couverture du numéro 21 de l’année 1937, en date du 4 avril, de la revue La Construction moderne, où la reproduction en noir et blanc d’une gravure de Jean Bernard figurant ce même « Saint Devoir de Dieu des Honnêtes Compagnons du Devoir (Ligue des Maîtres d’œuvre du Devoir) » (c’est en effet la légende, quelque peu empathique et mystérieuse, indiquée en dessous, et qui à elle seule a pu suffire à intriguer Magrez) occupe toute la première page. Cette version reprend à nouveau les étoiles à cinq branches caractéristiques de la reproduction publiée par Le Voile d’Isis et elle en rajoute également dans les liens « non est ». Je reproduis ci-dessous la gravure de Jean Bernard, à défaut de disposer d’une reproduction satisfaisante de la couverture de La Construction moderne.
(Notons au passage qu’il n’existait aucune « Ligue des Maîtres d’œuvre du Devoir ». Toutefois, cette dénomination empathique n’est pas sans faire écho aux propos délirants d’Albert Bernet, dont témoignent justement ces numéros spéciaux du Voile d’Isis, à propos des Compagnons Étrangers qu’il s’efforçait depuis quelques années de ressusciter. Il serait intéressant d’analyser le vocabulaire et la phraséologie employés par certains auteurs et revues de cette période, au premier rang desquels Albert Bernet, auteur de Joli Cœur de Pouyastruc, achevé d’imprimé le 22 mars 1926 et publié par un faux-nez de l’éditeur de la revue Le Voile d’Isis, et Frédéric Brunet, auteur de Les Constructeurs de cathédrales, achevé d’imprimé le 25 octobre 1928.)
Ce schéma géométrico-religieux a donc profondément marqué le très catholique Jean Bernard. À preuve, un troisième exemple de réemploi : la « Trinité des tailleurs de pierre » figure aussi sur la clé de voûte surmontant les fresques qu’il réalisa en 1939 dans le chœur de Notre-Dame de l’Espinasse à Millau (Aveyron). Arrêtons-nous un instant sur cet exemple car il soulève en outre des questions quant à la date et les conditions d’entrée de Jean Bernard dans le compagnonnage.
4. — À quelle date Jean Bernard a-t-il été reçu Compagnon Passant tailleur de pierre ?
La clé de voûte en question porte une figuration du « Bouclier de la Foi » très proche de celle illustrant la couverture de son Saint Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean. Les étoiles à cinq branches en sont cette fois absentes.
Elle porte en bordure une inscription circulaire concernant les auteurs des fresques : LA FIDELITE D’ARGENTEVIL • MCMXL • LA DROITVRE DE LVXEY CC...P...T...D...P...D...D..., c’est-à-dire, sous une forme décryptée et modernisée : La Fidélité d’Argenteuil • 1940 • La Droiture de Luxey C[ompagnons] P[assants] T[ailleurs] D[e] P[pierre] D[u] D[evoir].
La Fidélité d’Argenteuil est le nom compagnonnique de Jean Bernard, tandis que La Droiture de Luxey est celui de Charles Mauhourat (1913-1987) avec qui il collabora pour la réalisation de ces fresques.
On notera pour mémoire le détail de la disposition des trois points : contrairement aux usages compagnonniques d’alors, ils affectent la disposition d’un triangle équilatéral inversé, c’est-à-dire la pointe en bas comme pour faire écho à la disposition du « Bouclier de la Foi ». Connaissant l’anti-maçonnisme exacerbé de Jean Bernard, qui s’empressera sous l’Occupation de faire disparaître cet usage des trois points au sein d’un maximum des corporations de métiers composant l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir (sans tout à fait y parvenir d’ailleurs), il ne me semble faire nul doute qu’il a cherché ici à « sanctifier », pour ainsi dire, cette pratique prenant au demeurant ses racines dans le symbole de la Sainte Trinité chrétienne, pratique quelque peu « diabolisée » à ses yeux par l’usage qu’en faisaient également, et en font toujours les francs-maçons (ne les appelle-t-on pas, surtout chez leurs ennemis, les « Frères Trois Points » ?).
Il est un autre détail qui interpelle très fortement : le fait que Jean Bernard soit ici désigné sous son nom compagnonnique alors qu’à cette date il n’était pas encore reçu Compagnon et probablement même pas encore adopté comme Aspirant !
La date de 1940 indiquée ici est d’ailleurs problématique car il semble que le chantier, de sept mois, se soit déroulé sur la seule année 1939. Mais les sources consultées divergent quelque peu sur ce détail et je n’ai pas encore eu l’occasion de vérifier par moi-même les sources archivistiques. En tous les cas, en admettant même que ce chantier ait débordé un peu sur l’année 1940, ce n’est qu’à la date du 13 avril 1940 que Jean Bernard sera administrativement adopté par les compagnons de la Chambre des CPTDP de Bordeaux, ce dont le préviendra Joseph Magrez par un courrier en date du 15 avril. J’écris « administrativement » car Jean Bernard était absent à cette réunion et si l’on en croit le courrier du Coterie Magrez, c’est au plus tôt le dimanche 5 mai, à Paris (où il devait alors être depuis avril, selon ce qu’il avait annoncé à Magrez), que ce dernier aura communiqué à Jean Bernard certains éléments d’ordre professionnel (quelques épures car il lui est demandé d’apprendre les rudiments de la stéréotomie afin de pouvoir être reçu) et, probablement, quelques éléments d’ordre rituel afin de pouvoir se faire reconnaître en tant qu’Aspirant. Ce même courrier nous apprend aussi que la Réception de Jean Bernard — c’est-à-dire le moment où il recevra la Lumière du Devoir et son nom de Compagnon, La Fidélité d’Argenteuil — est en principe fixé à l’Ascension 1941, c’est-à-dire le jeudi 22 mai 1941. Et c’est bien en 1941 que cette Réception aura en effet lieu, « de manière quelque peu précipitée », « dans le salon du Compagnon Magrez, son parrain, au 120 Cours du Médoc, à Bordeaux ». De manière si précipitée que Jean Bernard ne recevra sa couleur que plus tard… par la poste !
De fait, les mentions du nom compagnonnique et de la qualité d’Honnête Compagnon Passant tailleur de pierre du Devoir de Jean Bernard à la date de 1940 sur la clé de voûte de Millau, ces mentions donc sont extrêmement problématiques puisqu’il n’est pas encore Compagnon à ce moment-là, et peut-être même pas Aspirant si ce « fecit » date d’avant mi-avril 1940. S’agirait-il d’un détail finalisé ultérieurement à sa Réception en mai 1941 ? C’est assez peu probable car l’échafaudage employé pour le chantier avait peu de chance d’être resté en place. Par ailleurs, il me semble totalement improbable que cette inscription n’ait été réalisée que beaucoup plus tard, après la guerre ou encore lors de la restauration des fresques en 1998, car dès le printemps 1944, Charles Mauhourat était devenu un personnage encombrant dont le nom disparaîtra quasi totalement du paysage compagnonnique de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir et du Tour de France (d’après plusieurs compagnons interrogés, il semblerait qu’il ait été très compromis avec le Régime de Vichy).
On notera au demeurant qu’une fois reçu Compagnon, Jean Bernard a porté son nom sur le Rôle des Honnêtes Compagnons Passants tailleurs de pierre de Bordeaux à la date de l’Ascension… 1939 ! Et sous le prénom de son grand-père, effectivement compagnon tailleur de pierre, Fleury ! Il semblerait donc qu’il était quelque peu coutumier à cette époque de l’antidatage et des petits arrangements que l’on qualifiera pudiquement de « symboliques »… En fait, cela obéissait certainement à une stratégie car la problématique de la date de réception de Jean Bernard dans le Devoir n’est pas seulement importante au regard de l’inscription de la clé de voûte de Notre-Dame de l’Espinasse : bien plus important encore, cela signifie qu’au moment où il rencontra le maréchal Pétain (le 8 octobre 1940) et négocia avec lui une Charte du Compagnonnage qui, signée par le maréchal le 1er mai 1941, lui permettra de créer officiellement l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir et du Tour de France début juillet de la même année, à ce moment-là donc, Jean Bernard n’était pas Compagnon du Devoir… Ce fait soulève, on le comprendra, de nombreuses autres questions quant à ce personnage talentueux et complexe qui passe pour avoir été une sorte de saint compagnonnique pour les uns, un homme providentiel plus modestement pour d’autres, et un manipulateur pour certains ; je ne les développerai pas ici et maintenant.
Pour conclure, je reproduirai donc cette belle gravure de Jean Bernard récemment vendue via un célèbre site d’enchères. C’est un tirage de celle qui a servi pour la couverture de la revue La Construction moderne, l’image donc qui déclenchera le contact qu’attendait depuis longtemps Jean Bernard avec des compagnons disposés à le suivre dans son projet de « rénovation » du compagnonnage. En atteste très explicitement la dédicace :
« À Charles Mauhourat,
H.C.P.T.D.P.D.D.
Compagnon de la première heure,
cette image,
qui décida de notre rencontre. »
Si la gravure date nécessairement d’avant début avril 1937, date à laquelle elle sera reproduite en couverture de La Construction moderne, cette dédicace date assez probablement pour sa part de 1938, date à laquelle Jean Bernard rencontra Charles Mauhourat après avoir été tout d’abord en correspondance avec lui, rencontre qui eut lieu au plus tard à l’occasion du voyage qu’ils firent ensemble en Allemagne, accompagnés de quelques autres jeunes Compagnons du Devoir, à l’invitation du Arbeitsfront (Front du Travail), organisme de propagande du pouvoir nazi, et de l’Association des Professions françaises, organisation pro allemande, du 17 au 27 septembre. Quelques mois plus tard, les deux hommes s’attaquaient au chantier des fresques de Notre-Dame de l’Espinasse à Millau. Et c’est à ce « Compagnon de la première heure », fidèle propagandiste de ses idées, que Jean Bernard confiera la direction du journal Compagnonnage dont le premier numéro paraîtra en juillet 1941…
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