Cet article reproduit tel quel le texte du chapitre éponyme que j’ai rédigé pour le catalogue de l’exposition consacrée en 2016 par la BnF à la franc-maçonnerie.
Il est également accessible gratuitement sous forme numérique sur le site dédié de cette exposition, avec des illustrations et des liens spécifiques :
http://expositions.bnf.fr/franc-maconnerie/arret/01-2.htm
La distinction entre opératifs et spéculatifs, commode sur le plan du langage, contribue cependant à fausser la compréhension exacte de la nature de la franc-maçonnerie.
Les symboles et des rites des tailleurs de pierre
La franc-maçonnerie est, dès le XVIIIe siècle, qualifiée de « spéculative » – au sens de « théorique et abstraite » –, car elle emploie des symboles du métier de maçon pour nourrir la réflexion de ses membres mais n’exige pas d’eux l’exercice réel de cette profession. Par opposition, « opérative » est un terme plus récent forgé a contrario pour désigner aussi bien toute la franc-maçonnerie d’avant 1717, date de la naissance officielle de la franc-maçonnerie spéculative, que celle constituée exclusivement d’hommes de métier. Au XVIIIe siècle, les franc-maçons français employaient pour cette dernière le terme de « maçonnerie de pratique ».
Si cette distinction entre opératifs et spéculatifs est commode sur le plan du langage, elle contribue cependant à fausser la compréhension exacte de la nature de la franc-maçonnerie opérative, nébuleuse au demeurant non définie par elle-même mais par cette désignation en creux. En l’absence d’indication documentaire quant à l’usage de mots de reconnaissance et de grades, les loges opératives d’avant l’extrême fin du XVIe siècle en Écosse se retrouvent souvent réduites dans l’esprit de nombreux chercheurs à de simples organisations de métier dont les secrets n’auraient pour raison d’être que la nécessité de protéger un monopole professionnel. À l’inverse, certains auteurs appartenant aux mouvances occultistes et pérennialistes accordent aux opératifs, sans aucune preuve documentaire, des connaissances exceptionnelles jusque dans la sphère de l’ésotérisme.
La dichotomie opératif / spéculatif n’a en réalité guère de sens du point de vue du métier, car ce dernier ne se limite pas à l’exercice physique de la taille de pierre mais incorpore au préalable une dimension intellectuelle non négligeable, qui est la conception et le tracé des éléments complexes des voûtes. L’étude des compagnonnages de tailleurs de pierre en France sous l’Ancien Régime montre que nombre de leurs membres étaient en réalité plus architectes et ingénieurs que simples maçons, et qu’ils jouissaient d’un niveau intellectuel remarquable, touchant non seulement l’art de bâtir mais aussi d’autres domaines.
En fait, si l’on sait aujourd’hui que la franc-maçonnerie spéculative est née et s’est développée tout au long du XVIIe siècle et qu’elle procède davantage des loges de tailleurs de pierre écossaises de la fin du XVIe siècle que des loges anglaises de l’existence desquelles les Old Charges témoignent, dès le début du XVe siècle, la question des modalités de cette genèse et celle du substrat social et culturel dans lequel plongent ses racines renferment cependant toujours des zones d’ombre, dont la moindre n’est paradoxalement pas afférente au métier, ce dernier étant envisagé sous un angle trop étroit.
L’acte de construire porteur d’une sacralité
Que l’on considère le passage de la maçonnerie opérative à la maçonnerie spéculative, selon tel ou tel point de vue divergent de spécialiste, comme une lente transition (théorie à peu près abandonnée), comme le résultat d’un emprunt (théorie de la majorité des historiens contemporains) dont les causes exactes restent hypothétiques, ou bien encore qu’on l’envisage selon toute modalité intermédiaire qu’il est permis d’imaginer, il n’en demeure pas moins en effet que l’on doit tout d’abord se poser la question fondamentale de ce qui a bien pu amener des savants, des aristocrates, des bourgeois et, de manière générale, des hommes qui n’étaient pas des artisans à s’approprier des symboles et des rites de tailleurs de pierre pour en faire la base d’une démarche intellectuelle et spirituelle dont le succès ne se dément pas. Car si, de tout temps et en tous lieux, l’acte de construire a été appréhendé comme étant, par analogie, un prolongement ou une commémoration de la création du monde, un geste porteur d’une sacralité dont les ouvriers étaient en quelque sorte les officiants, la transposition d’un tel mythe bâtisseur à la sphère purement spéculative semble difficilement pouvoir être opérée sans une connaissance intime du métier. Sous l’apparente simplicité des références au métier de tailleur de pierre que contiennent les deux premiers grades maçonniques, une analyse attentive montre en effet une schématisation qui n’a rien d’une simplification abusive mais qui vise tout au contraire à une essentialisation que l’accomplissement de rites, telle une déambulation dans un « palais de mémoire », permettrait en quelque sorte de redéployer dans tous ses aspects complexes. Ainsi de l’exemple – tout à la fois le plus évident et le plus riche quant à ce principe d’essentialisation – du symbole duel de la pierre brute et de la pierre cubique, qui, tel un locus de l’ars memorandi activé par sa connexion avec les imagines agentes que sont les outils (maillet, ciseau, compas, règle, équerre, marteau taillant), fait référence tout à la fois à la taille de la pierre elle-même et au savoir le plus abstrait et le plus excellent du tailleur de pierre, c’est-à-dire la stéréotomie. C’est peut-être la richesse abstractive d’une telle base qui a retenu l’attention d’intellectuels et de savants comme Robert Moray, en 1641, ou Elias Ashmole, en 1646, deux des premiers francs-maçons spéculatifs identifiés. Au demeurant, on constate un semblable intérêt, à résonance fraternelle, pour les connaissances géométriques des tailleurs de pierre chez un Luca Pacioli en Italie du Nord à l’extrême fin du XVe siècle (De divina proportione, 1509) et chez un Albrecht Dürer en Allemagne au début du XVIe (Underweysung der Messung mit dem Zirkel und Richtscheyt, 1525).
Le haut niveau intellectuel des « bâtisseurs de cathédrales » est en fait attesté de longue date. Ainsi, le fameux carnet de Villard de Honnecourt (actif entre 1225 et 1250) témoigne d’une telle curiosité que certains chercheurs, victimes du préjugé commun à l’encontre des ouvriers, ont pu croire que son auteur ne pouvait pas être un homme du métier. Par ailleurs, son dessin figurant quatre sculpteurs se taillant eux-mêmes les pieds démontre que l’idée éminemment spéculative selon laquelle, taillant la pierre, le maçon travaille également sur lui-même était déjà connue des maçons opératifs.
Il faut attendre le Premier Tome de l’architecture de Philibert Delorme (1567), premier théoricien de l’architecture classique « à la française » – formé en partie par les tailleurs de pierre des chantiers lyonnais de son père, maître maçon –, pour percevoir combien est vivace dans la profession l’idéal vitruvien de l’architecte savant en toutes choses. L’auteur s’intéresse aussi à la dimension « spéculative » : prolongeant le passage du texte consacré au tracé géométrique du « trait carré » (l’abaissement d’une perpendiculaire), ses digressions à propos de la croix du Christ accueillent des citations de Marsile Ficin et des anciens sages d’Égypte ! Philibert Delorme évoque également Dieu, le « grand architecte de l’univers », s’appropriant avec cette expression très « maçonnique » un thème iconographique médiéval bien connu où Dieu est figuré sous les traits d’un architecte muni du grand compas d’appareilleur, créant le monde « selon le nombre, le poids, la mesure ».
L’idéal vitruvien de l’architecte savant en toutes choses
Si les multiples éditions de Vitruve nourrissent l’intérêt pour l’architecture savante et trouvent un écho dans les traités de Palladio et de Serlio, ce sont les Règles pour les cinq ordres d’architecture, publiées en 1562, par l’architecte italien Giacomo Barozzi Da Vignola, dit « Vignole », qui vont le plus contribuer à la popularisation des formes de l’architecture classique en Europe. La publication, en 1632, à Paris, d’une édition au format de poche, suivie de nombreuses rééditions à ce format, en France et aux Pays-Bas, va permettre aux compagnons itinérants de le diffuser très largement. En Angleterre, l’édition au format in-folio qui en est donnée par John Leeke, en 1669, sous le titre de The Regular Architect, précise : « […] for the Use and Benefit of Free Masons, Carpenters, Joyners, Carvers, Painters, Bricklayers, Plaisterers ; in general for all Ingenious Persons that are concerned in the Famous Art of Building ». Outre le fait que sont mis ici en exergue, par l’emploi de caractères différents, les « francs-maçons », cette formulation du sous-titre de l’ouvrage montre combien l’architecture fait partie de la culture générale de tout savant et de toute personne concernée par l’art « fameux » de la construction. On soulignera que l’intérêt quelque peu obsessionnel porté à la dimension ésotérique et rituélique de la franc-maçonnerie a eu en effet la fâcheuse conséquence de faire perdre de vue l’importance fondamentale qu’il convient d’accorder à son support initial, en deçà du métier de tailleur de pierre lui-même : l’architecture. Car c’est d’architecture qu’il s’agit et non simplement de maçonnerie, au sens restreint et moderne du terme. Au-delà de la question évidemment centrale de la transmission du rituel initiatique, partir en quête des racines opératives de la franc-maçonnerie spéculative nécessite aussi de porter un regard beaucoup plus attentif sur la culture des tailleurs de pierre et des architectes entre la fin du Moyen Âge et le début du XVIIIe siècle, non seulement en Grande-Bretagne mais aussi dans le reste de l’Europe, tout spécialement aux Pays-Bas et en France – laquelle est désignée par le manuscrit Cooke (vers 1400-1410) comme étant le territoire par l’intermédiaire duquel la tradition maçonnique se serait introduite en Angleterre au temps du premier roi d’Angleterre, Athelstan.
Quoi qu’il en soit de la période médiévale, où il reste difficile de faire le tri entre légendes et histoire, l’architecture aux XVIe et XVIIe siècles est en effet par excellence un art « royal ». Ainsi, en France, sous le règne de Louis XIV, elle se développe dans un contexte où sciences et hermétisme restent étroitement liés. Ainsi que l’illustre à merveille un portrait de Colbert gravé par Robert de Nanteuil en 1668, l’emblématique est omniprésente dans cette mise en scène du roi bâtisseur. Si de temps immémorial on a attribué un sens allégorique aux outils du maçon – l’équerre symbolise la droiture ; le compas, la mesure ; le maillet, la force –, les recueils d’emblèmes de la Renaissance et du XVIIe siècle popularisent ces spéculations. L’intérêt pour l’alchimie y contribue également : le compas, instrument majeur de la géométrie et de l’astronomie, permet de cerner les rapports entre macrocosme et microcosme et devient ainsi l’un des outils de l’adepte dans sa quête de la pierre philosophale (Michael Maier, Atalanta fugiens, 1618). Dans toute l’Europe occidentale, ces idées vont pénétrer les esprits ainsi que le métier et contribuer à tisser des liens forts entre symbolique des outils et ésotérisme. Au-delà même des traités techniques, les allusions à l’architecture et aux instruments de la géométrie sont extrêmement fréquentes dans les frontispices de livres aux XVIe et XVIIesiècles, tant en France qu’aux Pays-Bas et en Angleterre. De fait, le livre est incontestablement l’une des composantes majeures de la genèse de l’iconographie symbolique maçonnique. Il circule librement dans toute l’Europe occidentale et touche directement les milieux intellectuels et sociaux au sein desquels s’établira la maçonnerie spéculative.
On soulignera à cette occasion que, si la géométrie et l’architecture sont des disciplines dont l’importance reste plus ou moins évidente pour le franc-maçon d’aujourd’hui, il est à l’époque d’autres savoirs que doivent cultiver les tailleurs de pierre et architectes et qui sont quasi totalement oubliés de nos jours dans les milieux maçonniques : la perspective, l’arpentage, la gnomonique. La perspective est omniprésente dans les traités de la première moitié du XVIIe siècle, et l’on sait combien elle possède une dimension symbolique. Il en va de même pour tout ce qui touche à la projection des ombres par la lumière, qu’il s’agisse de la mise en scène de l’architecture ou bien de la gnomonique. « Frère premier surveillant, quelle heure est-il ? » rappelle aujourd’hui encore avec insistance le rituel maçonnique…
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