Les cannes de compagnons figurent parmi les objets d’art populaire particulièrement recherchés. Leur prix ne cesse d’ailleurs de grimper, d’autant que nombre d’acheteurs sont des amateurs de mystère qui, à des degrés très divers, spéculent et s’imaginent détenir par cette possession physique d’une canne un peu de « l’opérativité magique » des compagnons… De fait, combinée à l’ignorance vis-à-vis de l’histoire des compagnonnages, non seulement les prix sont souvent très exagérés (c’est le moins que l’on puisse dire en certains cas !), comme tout ce qui « à la mode », mais qui plus est, totalement incohérents car il est des métiers qui ont compté dans leurs rangs un très grand nombre de compagnons… et d’autres non ! – et ce facteur essentiel quant à la rareté ne recoupe pas nécessairement ceux de la beauté du pommeau ou de la préciosité de son matériau. On voit ainsi les cannes de compagnons boulangers, au lourd pommeau d’ivoire massif, et celles de compagnons charpentiers du Devoir de Liberté (les « Indiens », au magnifique pommeau torsadé, susciter un engouement quelque peu exagéré car finalement, sans dire que c’est banal, il en apparaît assez régulièrement à la vente sur le marché (le fait qu’elles n’y restent pas longtemps contribuant justement à faire croire à une très grande rareté).
Au titre des regrets qu’il est possible d’exprimer au sujet des cannes de compagnons, il y a celui de l’absence d’une étude spécifique qui permettrait d’en connaître l’histoire, les variétés et leurs évolutions. Mais précisément, le fait que ces objets soient mille fois mieux représentés dans les innombrables collections privées que dans les musées, ne facilite pas la chose. En effet, l’historien qui souhaiterait s’attaquer sérieusement à ce sujet, aurait beaucoup de difficultés à établir un inventaire le plus complet possible.
J’en profite donc pour lancer ici un appel aux collectionneurs éclairés : seriez-vous disposés à collaborer à un tel inventaire en nous faisant part, relevés photographiques à l’appui, des cannes en votre possession ? Si oui, merci de prendre contact avec moi.
Justement, on trouvera ci-dessous quelques éléments permettant de faire une première approche d’un modèle spécifique de canne de compagnon, celle en usage, aujourd’hui encore, chez les compagnons Passants tailleurs de pierre.
La canne présentée ici est celle du dernier compagnon passant tailleur de pierre avignonnais ayant émargé le Grand Rôle d’Avignon en 1868 (n° 1030 de la liste), au terme de son tour de France : Bernard Garrigues, dit « La Franchise d’Avignon ». Elle figurait jusqu’en juin 2002 dans la collection constituée par Anfos-Martin, le petit-neveu du célèbre Agricol Perdiguier. Après la dispersion aux enchères de la collection Anfos-Martin, elle est entrée en possession d’un collectionneur privé qui a bien voulu nous autoriser à en faire l’examen et l’étude.
Depuis le milieu du XIXe siècle, les cannes des C.P.T.D.P. sont d’un modèle à peu près uniforme, toujours en usage aujourd’hui (sauf pour ce qui est de la matière du pommeau, de plus en plus souvent remplacée par une imitation) : leur pommeau octogonal est en ivoire massif (sa couleur évoquant celle de la pierre), tandis que les cordons de la canne sont, à la différence de tous les autres corps de métiers, de couleur dorée. La terminaison de ces cordons est généralement en forme de pompon, mais il en existe aussi, parmi les cannes du XIXe siècle, qui ont la forme d’un gland de chêne.
Le corps de la canne est en rotin, dit « jonc de Malacca ». La férule est en laiton massif, sans aucun ornement (de nombreux corps compagnonniques de la famille de Maître Jacques ont, depuis le dernier quart du XIXe siècle, des férules ornées de divers symboles).
Le dessus du pommeau porte en couronne extérieure le nom et le surnom du compagnon, l’abréviation C.P.T.D.P. (Compagnon Passant Tailleur De Pierre), tandis qu’au centre, dans une couronne formée d’une branche de chêne entrecroisée à une branche de laurier (il existe quelques variantes dans le choix des végétaux symboliques, cf. mon étude sur le blason des CPTDP : fichier PDF), s’entrecroisent le compas et l’équerre, sans autre outil – à la différence des autres corps de métiers qui y ajoutent ou y substituent un outil plus caractéristique de la profession, par exemple la besaiguë chez les charpentiers. On y trouve également les quatre lettres « mystiques » propres aux compagnons passants tailleurs de pierre : C T E G, qui signifient tout simplement « Compagnons Tous En Général », expression que l’on rencontre en toutes lettres en tête de certains documents internes et qui désigne l’autorité suprême qu’exerce l’assemblée des compagnons passants tailleurs de pierre de la ville de Paris, ville directrice du Tour de France.
Hormis les mentions de son passage à Bordeaux (comme aspirant), Paris (où il a probablement été reçu compagnon) et enfin, Avignon, durant son tour de France, nous ne savons actuellement rien de plus sur Bernard Garrigues, la Franchise d’Avignon.
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